28/03/2010


L’infini moins un



“You’re a dreamer Lex Luthor,
a sick twisted dreamer.”
Superman



Il était une fois, il y a très longtemps, vers la fin des années 70, dans une galaxie lointaine, un père et son fils qui vivaient sur une planète enneigée, meringuée de glace, de givre et de cristaux appelée Krypton. Jor-El était le père et Kal-El le fils nouveau-né. Leurs jours étaient comptés. Leur étoile était à l’agonie. Le soleil de Krypton allait bientôt mourir. L’explosion de l’étoile était programmée. La planète boule de neige allait fondre comme une omelette norvégienne flambée. Baked Alaska. Pour sauver son fils, Jor-El déposa le bébé dans un berceau de cristal en forme d’étoile.


Superman, un film de Richard Donner (1978)


“Tu me porteras à l’intérieur de toi tout au long de ta vie, tu prendras ma force et la feras tienne, tu verras ma vie dans tes yeux comme je verrai la tienne dans les miens… Alors le fils deviendra le père et le père deviendra… le fils.”, dit Jor-El à son enfant, raconte Marlon Brando au spectateur. Accords des violons, des igloos, des sanglots paternels. Regardant droit dans la caméra, à travers les yeux de son fils, Jor-El est Marlon Brando et Marlon Brando incarne le père de Superman. Der Vater des Übermenschen. Si Dieu a fait l’homme à son image, Marlon Brandon a fait Superman à la sienne : “Alors le fils deviendra le père et le père deviendra… le fils.”

L’équipe de tournage est ahurie. Sur Krypton, Jor-El parle avec son cœur, mais dans l’immense entrepôt de tournage 007 des studios Pinewood, Marlon Brando, lui, refuse d’apprendre son rôle ou d’en connaître les dialogues par cœur. Il ne fait que lire des cartons. Mais déjà, l’étoile engloutit Krypton. 




Les stalactites opalescents se brisent dans un bruit effrayant, les icebergs se retournent, les habitants chutent dans d’atroces et froids abysses, les verrières de glace s’effondrent, des lames de rasoir tombent des glaciers acérés, des cous sont coupés, des bouts de banquise glissent sur des flots de lave, des plaques de polystyrènes flottent sur des gélatines rouges. Marlon Brando disparaît dans l’effondrement d’une civilisation, l’explosion d’une planète avalée par son étoile.




Une fois l’apocalypse passée, l’acteur quitte les studios anglais du comté de Buckinghamshire pour rejoindre Tetiaroa, un atoll de corail rose et de lagons bleus. Polynésiaque, l’île qui surgit transparente de la mer au Nord de Tahiti a été achetée par l’acteur en 1965. Marlon Brando a découvert Tetiaroa lors du tournage des Révoltés du Bounty. Le Roi Pomare 1er coiffé d’une tiare aux plumes d’oiseaux multicolores, entouré de tahitiens et de tahitiennes à la poitrine cachée sous les fleurs, les cheveux tressés de feuilles, accueille l’équipage du navire anglais. 

Deux siècles plus tard, la famille royale de Pomaré accueille la production hollywoodienne tournée en décor naturel à l’endroit même où en 1789, la révolution des matelots explose à bord de His Majesty’s Armed Vessel Bounty. Plusieurs émeutiers abandonnent le navire et se réfugient sur l’île de Tetiaroa. C’est une histoire vraie, du cinéma-spectaculaire-vérité. Le technicolor est la couleur des fleurs. 


Les Révoltés du Bounty, un film de Lewis Milestone (1962)


L’image cinémascope déborde d’amaryllis, d’hibiscus tachetés, de tiares et d’orchidées. A l’ombre des cocotiers en fruit, le premier lieutenant Fletcher Christian enlace Maimiti, l’indigène déesse aux colliers de perles et de fleurs. Marlon Brando enlace Tarita Teriipia, l’actrice sino polynésienne, originaire de Bora Bora. A la fin du tournage, les amants se marient. Depuis, Marlon Brando se réfugie chaque année sur son île.




Des poissons perroquet, clown, écureuil et papillon nagent parmi les récifs coralliens et les pics de calcaires aux couleurs d’émeraude, de rubis et de saphir. Dans les eaux claires du lagon, de petites méduses contractent leur ombrelle dans un nuage de tentacules et de filaments. Elles ont pour nom Turritopsis nutricula. On les dit immortelles. Éternité remplie d’eau, la méduse transparente au cœur en forme d’oscillateur a un cycle de vie réversible. Elle grandit, mûrit, évolue puis involue et rapetisse au cours des années, des siècles et des millénaires. Sur l’île paradisiaque, la quiétude est animée d’un mouvement perpétuel. Des tortues géantes centenaires pondent leurs œufs dans le sable puis s’assoupissent. Marlon Brando, allongé dans son hamac déguste des coquillages de nacre et de chair.


 Méduse Turritopsis nutricula, photo de Peter Schuchert


Au début des années 80, sur l’île de Tetiaroa, l’interprète d’Un tramway nommé désir, Jules César, Viva Zapata et Reflets dans un œil d’or rencontre l’acteur de Pizzaiolo et Mozzarel, Les Ringards, Plus beau que moi, tu meurs, et Te marre pas … c’est pour rire. Marlon Brando a loué son île pour le tournage du Bourreau des cœurs, une comédie française à la française avec Aldo Maccione. Un flot de beauferie aux alluvions sablo-graveleuses, prolonge son emprise en France ultramarine. Aldo Maccione propose à Marlon Brando “s’il veut bien faire un petit passage dans le film ?” qui lui répond “Are you kidding ?”. Trêve de plaisanterie. Retour aux super-héros.


Le Bourreau des coeurs, un film de Christian Gion (1983)


Sur le rivage de Tetiaroa, l’acteur qui vient d’interpréter Jor-El, le père de Superman se confie dans un entretien au magazine Playboy. Il y parle de son expérience d’acteur, de son improvisation et de sa lecture de cartons sur la planète Krypton : “C’est merveilleux de ne pas apprendre son dialogue. Vous y gagnez du temps et personne ne peut faire la différence. Cela vous rend plus spontané parce que vous n’avez aucune idée précise de ce que vous allez faire. Vous avez une vague idée de ce que vous allez dire. Puis à peine la chose a été dite que déjà vous ne pouvez plus rappeler de ce que vous vouliez vraiment dire.” Le manifeste esthétique et la performance artistique ont un prix. Pour 13 jours de tournage, Marlon Brando reçoit en 1978 un chèque de près de 4 millions de dollars soit une somme de 8 dollars à la seconde. En tenant compte des clauses financières de son contrat sur la participation aux bénéfices, le salaire de l’acteur se monte à un tarif de 33 dollars à la seconde. Comme le disaient le maréchal de France Jacques de La Palice et Andy Warhol “Le temps c’est de l’argent” et “Art is money”.


L’île de Tetiaroa


Peut-on sérieusement imaginer que Superman ait pu être Superman si son père n’avait été Marlon Brando ? Superman aurait-il pu traversé l’univers dans son berceau d’étoile et de cristal s’il n’avait jailli de la semence cosmique de son extraordinaire extraterrestre père ? Comme le montre la légende cinématographique, le périple interstellaire du jeune Kal-El prend fin quand celui-ci atterrit sur Terre et grandit dans une ferme du Middle West. Devenu adulte, il embrasse une carrière de super-héros déguisé en prêt-à-porter polyester. Il ne cesse alors de sauver l’innocente humanité et la population de Metropolis en particulier.

Bien sûr, qui pourrait croire à une telle histoire ? Une chaine de télévision de la ville de Metropolis met en doute la vérité du personnage volant et décrit ses improbables aventures comme étant un “fantastic hoax” (un canular fantastique). Superman ne s’appelle pas encore Superman. Le journal Metropolis Post titre à la une : “It flies” (Ça vole) insistant sur l’absence de nom et l’anonymat du personnage. Le Metropolis Times : “Blue Bomb buzzes Metropolis” (Une bombe bleue frôle Metropolis). Le Daily News écrit : “Look Ma — No Wires!” (Regarde Mmam, aucun fil ne le retient !) et le Daily Planet: “Caped Wonder Stuns City” (L’homme à la cape stupéfie la ville).




Le journalisme est un motif récurrent des aventures de Superman. Comme chacun sait, Clark Kent est la doublure du héros qui n’a pas encore de nom. Clark Kent est une couverture, un fraudeur, un imposteur qui se fait passer pour autre qu’il n’est : un journaliste. Clark Kent offre une légitimité journalistique au récit mythologique de Superman. Le journalisme sauve les apparences et transforme l’impossibilité de la fable en réalité factuelle. Il est la face cachée de la fiction imaginaire ; le ressort de la comédie au cœur de l’épopée. En un battement de paupière les polarités s’inversent et Clark Kent devient Superman. La transformation est rapide comme l’éclair, habile et insidieuse comme un message publicitaire subliminal. Mais Superman reste “Ça”, un super-héros sans nom. La mutation Kal-El / Clark Kent doit aussi advenir dans la parole. Le personnage doit se raconter. Clark Kent est justement journaliste au Daily Planet. “Celui qui lui arrachera les vers du nez, bouclera sûrement la plus belle et la plus importante interview depuis que Dieu a parlé à Moïse.” hurle le rédacteur en chef du quotidien.


 Superman de dos sans logo


En écho aux confessions de l’interprète de Jor-El, Marlon Brando au magazine Playboy, voici quelques extraits de l’entretien entre Superman et la journaliste Loïs Lane, paru dans le Daily Planet, journal fondé à Metropolis en 1775 :
- Vous voulez un verre de vin ?
- Non, non, merci, jamais quand je vole
-Et bien, tout d’abord les questions vitales. Êtes-vous marié ?
- Euh, non, célibataire.
- Vous avez une petite amie ?
- Euh Non… non, mais si j’en avais une, vous seriez la première à l’apprendre.
- Quel âge avez-vous ?
- Plus de 21 ans.
- Quelle taille faites-vous ?
- 1m92.
- Et combien est-ce que vous pesez ?
- Environ 100-104 kilos.
- Et bien euh… je suppose que le reste de vos… que toutes vos fonctions sont normales.
- Je vous demande pardon ?
- En des termes un peu plus délicats…
- Oui…
- Est-ce que vous… mangez ?
- Euh oui, oui je mange. Mais seulement quand j’ai faim.
- Maintenant est-il vrai que vous voyez au travers de n’importe quoi ?
- Euh oui, je me débrouille pas mal.
- Quelle est la couleur de mes sous-vêtements ? Oh pardon, ma question est embarrassante.
- Oh non, mademoiselle Lane… c’est juste que… Rose
- Que dîtes-vous ?

Leur bouches sont si proches, leurs lèvres presque jointes comme si l’on entendait leurs yeux murmurer :
- Vos sous-vêtements sont roses.
- Vous aimez le rose ?
- J’aime beaucoup le rose, Loïs.

Loïs est nue sous ses dessous de soie rose. Superman, lui, arbore des collants bleus saillants surmontés d’une culotte rouge qui révèle avec grâce ses attributs virils. Et sans fin, Loïs se perd en des fantasmes d’orgasme instantané et de permanente volupté.
- Pourquoi vous ?
- Pardon ?
- Je veux dire pourquoi… pourquoi êtes-vous ici ? Vous avez bien une raison pour être venu ici ?
- Oui, je viens combattre pour la vérité, la justice et pour servir d’exemple.

Loïs est irrésistiblement tombé sous le charme du super-héros, le surhomme Nietzschéen queer, imberbe ou rasé. L’inspiration linguistique la transporte au-delà du ravissement charnel.
- What a super man…
(Pause)
- Superman!

Le lendemain matin, à la Une du Daily Planet, on peut lire : “J’ai passé la nuit avec Superman”. Kal-El, la créature extraterrestre à visage humain, alias Clark Kent, le journaliste terrien est baptisé par une femme Superman. Mais une question demeure en suspens.
- Ah oui, à quelle vitesse vous volez, pendant qu’on y est ?
- Bah aucune idée… je n’ai jamais vraiment essayé de me chronométrer.

Les chaînes de télévision de Metropolis suivent les exploits de Superman en temps réel, 24 heures par jour, sept jours sur sept. Le seul et unique survivant de la planète Krypton semble doté du pouvoir d’ubiquité. Il peut être ici et là, et maintenant en un instant. Dans sa forteresse cristalline de glace et de solitude, Kal-El et la mémoire vivante, irradiante de son père Jor-El s’entretiennent sur la nature du temps :
- D’après mes calculs, quand tu auras ce message, je serai mort depuis des milliers de vos années… Mais tu dois encore tenir ton identité secrète.
- Pourquoi ?
- Il y a pour cela deux raisons. La première c’est que tu ne peux pas sauver l’humanité 28 heures par jour.
- 24.
- Tu as raison 24, telles qu’une journée en compte sur Terre.


 Superman de dos dans les nuages


Sur Terre, le jour ne succède pas seulement à la nuit. D’Est en Ouest, il fait simultanément jour et nuit. L’obscurité et la lumière sont concomitantes comme l’été et l’hiver dans les deux hémisphères. Telle est la contradiction terrestre. Sur Terre, Kal-El est à la fois Superman et Clark Kent. Mais un jour de grande tragédie, Loïs décède avalée dans la faille de San Andreas lors d’un tremblement de terre qui s’ouvre, se dérobe et se craquelle. Dans un grondement de tonnerre, Superman crie sa peine et son désespoir. Il s’envole dans le ciel, traverse les nuages et s’élève dans l’atmosphère pour rejoindre la nuit stellaire. Telle une fusée, le super-héros décolle et s’affranchit de la gravitation terrestre à la vitesse de 11km/s. La pesanteur est vaincue. La légèreté est victorieuse. Ainsi est définie la vitesse de libération, connue sous de multiples appellations comme vitesse parabolique, vitesse de fuite, d’échappement ou d’évasion. Selon la formule magique, v est la vitesse, G la constante gravitationnelle universelle, M est la masse de la planète en kg, et R son rayon en mètre.


Superman est-il sur le point d’enfreindre les lois de la physique ? C’est alors que la voix de Jor-El, le père résonne en orbite autour de la planète bleue :“Mon fils, il t’est interdit de modifier le cours de l’histoire humaine.” Le Saint Esprit a-t-il jamais demandé à son fils Jésus de ne pas interférer avec l’histoire humaine ? Gémissant de douleur mais rempli d’un divin pouvoir, Superman parcourt l’orbite terrestre dans le sens inverse de sa rotation, couvrant la circonférence équatoriale à la vitesse de 22km/s. Le super-héros doit se presser car déjà la morte Loïs s’apprête à traverser les eaux du Styx. Superman n’est pas Orphée, il doit se dépêcher. Ébranlé mais déterminé, il accélère en ce point ultime où la Terre ralentit, se fige puis tourne en sens inverse, rembobinant le cours du temps. Toujours à l’heure, Superman sauve Loïs avant même que la catastrophe n’ait eu lieu. Supersonique, le héros américain a atteint la vitesse absolue, le vide traversé par la lumière : 300 000 km/s. Marlon Brando est assoupi dans son hamac et comme dans un rêve, Jor-El s’exclame au début du film :

“This is no fantasy, 
no careless product of wild imagination”.

“Ceci n’est ni un fantasme,
ni le fruit d’une imagination débordante”.




20/03/2010





Ovoïde




Enfin ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles. Pourquoi pas ? Et comme la création est harmonique, les habitants de Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de Vénus très petits. À moins que ce ne soit partout la même chose. Il existe là-haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y détrône des rois.
Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusée.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881)





Sans surprise mais sous hypnose, le plus célèbre monument parisien est la Tour Eiffel. Haute de 18 mètres, la Tour est le symbole de Paris, petite ville de l’ancienne Nouvelle-France des États-Unis. La ville de l’État Cherokee du Tennessee fut nommée Paris en hommage au Général La Fayette. De la Haute-Loire au Tennessee rayonnent les exploits du guerroyant marquis, statue équestre de la liberté, double héros made in France-USA des révolutions américaine et française de 1783 et 1789.

La Tour Eiffel est construite en 1990 en bois puis en acier pour commémorer le championnat du monde de barbecue de Memphis et autres festivités locales. Elle est l’œuvre d’étudiants en ingénierie de la Christian Brothers University située non loin du temple de Graceland, la demeure de style Classical Revival du King : Elvis Presley. L’Université religieuse est dirigée par la branche américaine de la congrégation française les “Frères des Écoles Chrétiennes”. Méchamment moqué par Voltaire, traité de “frères ignorantins”, l’institut est fondé à Reims en 1684 par Jean-Baptiste de la Salle. Inventeur chrétien de l’école gratuite, émancipatrice, progressiste et paradoxalement laïque ; déclaré Vénérable puis Bienheureux, Jean-Baptiste de la Salle devient Saint Jean-Baptiste en 1900. Selon Frère Patrick O’Brien, membre de la confrérie lasallienne de Memphis, la Tour Eiffel est une réplique exacte à l’échelle 1:20 de l’original.


Tour Eiffel de Paris, Tennessee


Au pays des droits de l’homme, il y a malheureusement bien peu d’atlantistes illuminés, pour reconnaître la filiation pataphysique entre les Yankees et les Cheese-eating surrender monkeys. L’expression “Singes capitulards mangeurs de fromage” désigne bien entendu les Français. Faut-il rappeler que la ville de Washington D.C. a été conçue par un français, ami de Beaumarchais, architecte révolutionnaire adepte du monumentalisme néoclassique. En 1791, le père de la nation, premier président des États-Unis, George Washington appointe Pierre Charles l’Enfant, concepteur en chef du plan d’urbanisme de la capitale fédérale. L’ingénieur-architecte orléanais dessine les plans de la ville selon les perspectives modernistes et utopiques de l’époque. Jamais depuis les Dieux de l’ancienne Egypte ou le nouveau Dieu de Saint Pierre de Rome, n’a-t-on vu pareille profusion de temples aux nombres d’or, d’obélisques, de coupoles à l’insoutenable blancheur, de bassins réfléchissants, de cascades et de fontaines, d’agoras et de frontons. Au même moment, en France, l’Etat révolutionnaire autorise la vente, le pillage et la destruction du plus grand édifice religieux d’Occident. Une nef de 187 mètres de long est abattue. L’Abbaye de Cluny n’est plus.




L’histoire remonte donc à 1789 quand Thomas Jefferson, futur troisième président des États-Unis visite l’École spéciale d’architecture de Bordeaux. Il y découvre les plans du château du marquis de Chapt de Rastignac. D’influence néo palladienne, le château périgourdin est selon certains historiens la première source d’inspiration et l’ancêtre du palais présidentiel américain. La Maison Blanche… pâle copie d’un château du Périgord Noir. Non loin de là, dans les tréfonds de la région sera découverte en 1940 la grotte de Lascaux dont André Breton, le premier dira que c’est un faux. D’autres ont reconnu la préhistoire comme l’âge d’or d’une nation et préfèrent la chasse, la cueillette et le sacré à la liberté, l’égalité et la fraternité.



 Château de Rastignac, La Bachellerie


Alors que les habitantes de Lutèce se languissent sur les plages estivales des bords de Seine, en short, string ou bikini, deux pièces, poitrine, gorge ou seins nus, dès le printemps, près du fleuve Tennessee, les parisiennes s’apprêtent et se préparent dans l’attente de la grande fête annuelle. A mi-chemin de la Fashion Week et du Salon de l’agriculture, l’événement a pour nom le “World’s Biggest Fish Fry”. Le jour de la friture, les parisiennes se font belles. La spécialité est le poisson-chat. “World’s Biggest” car le poisson d’eau douce peut atteindre jusqu’à trois mètres de long pour près de 300 kilos. 


Paris, Tennessee


Sous le signe du poisson géant, Katie, Ashley et Samantha se pavanent en robe de soirée, les bras chargés de fleurs. Les hommes sont à la bière et au barbecue. L’excitation est à son comble. Le concours de charme peut commencer. Hommage glamour à l’éternelle beauté des parisiennes, on y distribue des trophées dans plusieurs catégories : femme, adolescente, prépubère, femme enfant, lolita, petite fille et nouvelle née. Paris sera toujours Paris. Comme l’ont chanté Frank Sinatra, Nat King Cole, Screamin’ Jay Hawkins et tant d’autres :

I love Paris in the spring time.
I love Paris in the fall.
I love Paris in the summer when it sizzles,
I love Paris in the winter when it drizzles.

I love Paris every moment,
Every moment of the year.
I love Paris, why oh why do I love Paris ?
Because my love is here.



 Concours de beauté du "World’s Biggest Fish Fry" à Paris, Tennessee


Les États-Unis ont multiplié la franchise parisienne à travers le pays. Dans l’Idaho, Paris est créé durant la guerre de Sécession par l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Au cœur des Montagnes Rocheuses à près de 2000 mètres d’altitude, le 26 septembre 1863, les prophètes déposent la première pierre de Paris. Au cœur des rocheuses, sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise. Dès 1889, alors que les Parisiens inaugurent la Tour Eiffel, les Mormons y érigent leur temple Bear Lake Stake Tabernacle d’une capacité de 2000 âmes et prie-Dieu, pour une population totale de 500 habitants.

Dans le Kentucky, Paris est réputé pour ses haras. Au début du XXème siècle, l’un de ses plus célèbres résidents Garrett A. Morgan, génial inventeur afro-américain y créé les feux de signalisation tricolore, le moulinet de pêche mais aussi une préparation pour lisser les cheveux et le masque à gaz, alors appelé casque de respiration.


Paris, Idaho


On retrouve la ville des lumières, électrifiée et motorisée également en Arkansas, dans le Dakota, l’Illinois, l’État du Maine, du Michigan et du Missouri, mais aussi Paris-New-York, Paris-Ohio, Paris-Pennsylvanie, et Paris-Texas, “the second largest Paris in the world”, Paris-Virginie et Wisconsin.

Dans les faubourgs de Disneyland, un matin à Paris, la ville des lumières, l’originale et non la copie, je me décide à mettre de l’eau à bouillir sur le feu. Avec grâce mais véhémence, les bulles s’élèvent et s’agitent. I love Paris when bubbles are bubbling. Sans plus attendre, je m’apprête à faire cuire un œuf. J’allonge mon bras dans la lumière et la froideur du réfrigérateur. J’y retire un œuf. J’apprécie la fraîcheur de sa coquille mais je sens sous la courbure quelque chose me faire signe. Quelque chose me chatouille la paume de la main. L’œuf est-il vraiment mort ? Fantôme de poule ou de poulet qui jamais ne viendra à la vie ? Cet œuf qui me fait signe et me chatouille, est-il un oracle lisant le futur dans les lignes de la main ?

2013
Éclipse solaire annulaire dans le Pacifique Sud.

2102
En février 2009, en orbite au dessus de l’extrême nord sibérien, deux satellites se sont rencontrés. La collision entre Iridium-33 et Cosmos-2251 est brutale. Les deux objets volants s’entrechoquent à la vitesse de 11,6km/s, soit près de 42000km/h. Plus de 600 débris spatiaux sont éjectés en orbite au moment de l’impact. Depuis, les incidents ont été rares mais la pollution spatiale n’a cessé d’augmenter. La Terre est désormais entourée d’un anneau artificiel, invisible, fait de morceaux de fusées et de satellites rouillés par le soleil. Avant l’incident Iridium-Cosmos, on compte déjà plus de 12 000 débris d’une taille supérieure à 12 centimètres pour un total de 40 000 objets répertoriés. L’écologie orbitale est devenue un enjeu politique et technologique majeur. Il y va de notre survie. Une “orbite cimetière” est créée afin d’y précipiter les machines en fin de vie. Mais cela ne suffit pas. En 2102, débute alors une vaste campagne de nettoyage spatial afin de garantir le futur de l’humanité. Les morceaux flottants sont prélevés un à un puis vendus sur Terre comme souvenir solidaire de l’espace.




2178
Deuxième période orbitale de la planète extrasolaire numérotée 134340, Pluton, depuis sa découverte en 1930. Une année plutonienne dure l’équivalent de 248 années terrestres. Si Pluton était boisée, au printemps, les fleurs ne cesseraient d’éclore pendant 62 ans, et à l’automne, la surface de la planète disparaitrait sous un immense manteau de feuilles mortes.

Quelque chose se cache entre ma paume, ma peau et la coquille d’œuf, cristalline de calcite. C’est une plume. Soudain, un sentiment d’urgence croît sous cette boite crânienne, coquille de calcium.

2214
Une nouvelle découverte astrophysique prouve que l’univers est infiniment moins vaste qu’on ne le croyait.

2221
Triple conjonction entre Mars, Saturne et la Terre.


2222
Élection du premier Pape Inuit. Le nom de baptême du Saint Père est Pauloosie Qulitalik. Il devient Pierre II. Appuyant par erreur sur un mauvais bouton, il met fin à la Chrétienté. Les croyants hurlent à la conspiration païenne. Les païens se réjouissent et évoquent un miracle “Pope art”.

2223
Le laboratoire pharmaceutique chinois incorporated met au point une cigarette bénéfique pour la santé. Fumer peut désormais entrainer une vie longue et heureuse. Fumer provoque un rajeunissement de la peau. Fumer est naturellement bon pour la santé. Les autorités sanitaires recommandent aux parents de faire fumer leurs enfants dès l’âge de 5 ans. On ne compte plus le nombre de centenaires décédés avec extase une cigarette aux lèvres.

La plume duvetée entre la paume et la coquille me réconforte. Elle tendrait à prouver l’origine naturelle de l’œuf, issu d’une vraie poule et non d’une volaille nue de laboratoire. Comme tout oiseau, la poule dotée d’un cloaque, ne possède qu’un seul orifice. Sainte fusion de la trinité anale, génitale et urinaire. D’où les expressions ayant trait à la poule, l’improbable et la terreur : quand les poules auront des dents ou avoir la chair de poule. L’eau continue à bouillir dans une effervescence de bulles qui se forment, éclatent, se brisent et se reforment. Je plonge dans l’eau l’œuf, oubliant de vérifier la date d’expiration imprimée en rouge sur la coquille orange.




2536
Le super ordinateur quantique nommée Blue Hal calcule la dernière décimale de π (pi). Le nombre que l’on croyait irrationnel et transcendant est fini : 3.
141592653 589793238 462643383 279502884 197169399 375105820 974944592 307816406 286208998 628034825 342117067 982148086 513282306 647093844 609550582 231725359 408128481 117450284 102701938 521105559 644622948 954930381 964428810 975665933 446128475 648233786 783165271 201909145 648566923 460348610 454326648 213393607 260249141 273724587 006606315 588174881 520920962 829254091 715364367 892590360 011330530 548820466 521384146 951941511 609433057 270365759 591953092 186117381 932611793 105118548 074462379 962749567 351885752 724891227 938183011 949129833 673362440 656643086 021394946 395224737 190702179 860943702 770539217 176293176 752384674 818467669 405132000 568127145 263560827 785771342 757789609 173637178 721468440 901224953 430146549 585371050 792279689 258923542 019956112 129021960 864034418 159813629 774771309 960518707 211349999 998372978 049951059 731732816 096318595 024459455 346908302 642522308 253344685 035261931 188171010 003137838 752886587 533208381 420617177 669147303 598253490 428755468 731159562 863882353 787593751 957781857 780532171 226806613 001927876 611195909 216420198 938095257 201065485 863278865 936153381 827968230 301952035 301852968 995773622 599413891 249721775 283479131 515574857 242454150 ………. cent mille milliards d’étoiles plus loin ………….. un myryllion d’atomes plus haut ….…………. 1080 années lumières plus tard ….……….….................. 01.

Humiliée, outragée, la communauté scientifique internationale s’insurge contre le nouvel ordre de vérité dicté par les machines. Elle publie un communiqué lapidaire qualifiant le calcul de “miscreant mistake and pale masquerade” : erreur mécréante et imposture sans éclat.

Vade Retro Ovum Satanas. Je prie l’œuf de s’en aller. Il disparaît puis réapparaît métamorphosé en œuf cosmique, ovale, ovulaire, symbole des origines : passé, présent, futur, unis comme le génital, l’anal et l’urinaire de la volaille.

2640
Le 5 septembre, dans la nef de l’Église Saint-Burchardi de Halberstadt en Allemagne résonne la dernière note de “As Slow As Possible”. L’œuvre pour orgue de John Cage a débuté en cette même église il y a 639 ans, le 5 septembre 2001.

4444
L’homme atterrit sur la planète Makemake, anciennement appelée (136472) 2005 FY9 ou Easter Bunny, Lapin de Pâques. Découverte en 2005, Makemake est l’une des plus grande planète naine du système solaire. La première phrase prononcée ne sera pas lunaire, encore moins parodique “That’s one small step for (a) man; an even smaller leap for mankind” : C’est un petit pas pour l’homme ; un bond encore plus petit pour l’humanité. Au moment de poser pieds sur Makemake, l’astronaute indien Maharishi Mahesh Cooper s’exclame tel Marcel Duchamp : “Il n’y a pas de problème car il n’y a pas de solution”.

6212
Venus occulte Regulus.


 Capsule temporelle de l'Expo 70 à Osaka


6970
Comme convenu, 5000 ans après sa création, les autorités japonaises procèdent à l’ouverture de la capsule temporelle de l’Exposition Universelle d’Osaka de 1970. La capsule a été conçue à l’image d’un ovni : ovale, circulaire, métallique aux reflets d’argent et de chrome.


8763
Walt Disney émerge de son sommeil cryogénique artificiel induit peu de temps avant sa mort en 1966. Il se réveille dans un monde devenu semblable à un dessin animé.

8920
Au 9ème millénaire, l’intelligence artificielle n’est plus qu’un mythe scientiste du passé. Depuis longtemps déjà, la nature et l’artifice ont fusionné. Cette année, le premier cyborg hermaphrodite bisexuel donne naissance à un nouveau né baptisé Adamo et fabriqué selon les règles artisanales et ancestrales de l’ingénierie génétique. La créature est naturelle, ovipare, mammalienne et artificielle. “Je ne pense pas donc je suis” auraient été ses premiers mots. Les techno-créationnistes ont réussi leur pari. Adamo est la preuve vivante du canular darwinien.

9013
The Living Dead from Outer Space est un film culte de série Z, réalisé par Brian Zardoz en 1959. Film d’horreur fantastique et de science fiction, l’action se passe dans une petite ville isolée du désert de Mojave, une petite ville au nom étrange qui résonne comme le cri d’un robot : Zzyzx. La vraie ville de Zzyzx est fondée en 1944 par le radio évangéliste Curtis Howe Springer. Au milieu de nulle part, bout de terre en plein désert, Zzyzx, dernier mot de la langue anglaise, devient réputée pour son eau de source vendue sous l’appellation de “thé antédiluvien”. La potion est censée prolonger la vie et soigner les hémorroïdes. En 1974, le Département de l’intérieur accuse Springer de publicité mensongère et de détournement de propriété fédérale. Le Marshal arrête le charlatan. La ville péréclite. Plus tard à la fin du XXème siècle, Zzyzx devient le siège du Desert Studies Center, laboratoire d’observation et d’expérimentation de la flore et de la faune du désert.




Telle est la vraie histoire de Zzyzx. Mais dans le film, en 1959, une nuit, le DJ de Zzyzx, spécialiste en chanson sirupeuse de miel et d’ambroisie reçoit sur les ondes de la radio locale un message extraterrestre. Entre deux couplets, il capte la voix des étoiles. La suite terrifiante du film réside dans le titre : The Living Dead from Outer Space.

En l’an 9013, la fiction prophétique se réalise. Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, les Terriens recoivent un message en provenance d’une intelligence extraterrestre. Les membres de la communauté internationale d’astronomie sont émus mais leur joie n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de sueur froide. En effet, d’après les calculs, le message aurait traversé le cosmos 7054 années durant, avant d’être capté par les satellites de télécommunications. Le message a été envoyé depuis la nébuleuse dite “Bulle de Wolf-Rayet”, en 1959, la même année où sort sur Terre, sur les écrans, dans les drive-in, les salle obscures : The Living Dead from Outer Space. Le contenu du message, tel un kōan japonais est bref, mystérieux et selon certains absurde : “Checking to see if you’re not a robot. Please wait”. L’attente, bien vite, devient angoissante. Un vent de panique souffle sur la petite ville de Zzyzx. Pourchassés par des créatures gluantes dans la sécheresse du désert, desespérés, morts en sursis, les habitants s’empalent sur les cactus, énucléés par les griffes des vautours et les crocs des serpents à sonnettes.

Peu de temps après que le charlatan Curtis Howe Springer n’invente Zzyzx, à prononcer “zi-zixv”, le terme de Big Bang est pour la première fois entendu sur les ondes de la BBC. Lors d’une émission radiophonique, Fred Hoyle, ardent pourfendeur de la théorie de l’univers en expansion invente le terme de Big Bang pour se moquer des origines denses et chaudes de l’univers. Big Band, Gang Bang, Big Bang ! L’origine est une obscénité.“Va-te faire cloner” dirait-on en 9013 ! Pour les apôtres de l’état stationnaire non évolutif, le Big Bang c’est du Bling Bling. Le Big Bang est une injure. Le grand mystère de l’Univers est une offense. L’absolu cosmologique est une insulte à la bienséance astrophysique. Un rire aux proportions cosmiques résonne aux confins de l’univers. Le Big Bang est une histoire drôle d’un comique insoupçonné.

Un ovoïde flotte dans le vide. Un oeuf cosmique rempli d’antimatière s’élève à l’horizon de la galaxie. Dans l’eau bouillante, l’œuf lévite, porté par les bulles frénétiques, puis violemment heurte les parois de métal de la casserole. La coquille peu à peu se fissure. La visquosité s’épanche. Des filaments blancs s’échappent de la chambre à air. Et du sein d’Héra endormi gicle une immense trainée laiteuse dans le ciel étoilé. La voie lactée est née.





Adaptation française d’un texte précedemment publié en langue anglaise dans la revue littéraire web Revolving Floor.