10/12/2009



Pornobello





Je veux m'abstraire vers vos cuisses et vos fesses,

Putains, du seul vrai Dieu seules prêtresses vraies,

Beautés mûres ou non, novices et professes,

Ô ne vivre plus qu'en vos fentes et vos raies !


(…)
Mais quoi ? Tout ce n'est rien, Putains, aux pris de vos

Culs et cons dont la vue et le goût et l'odeur

Et le toucher font des élus de vos dévots,

Tabernacles et Saints des Saints de l'impudeur.


Paul Verlaine – Ouverture – Femmes (1890) 



L’avenir est rose comme un clitoris.
Marc-Édouard Nabe – Journal intime 3 (1987)






L’histoire débute comme dans un conte de fées, de muses et de nymphes. Cela commence comme dans un conte des Milles et Une nuits. Dans la pénombre, des corps s’embrassent, se lovent et s’enlacent. Des corps allongés conspirent dans une atmosphère de chuchotement, de murmure, de sueur et d’attouchements. Une atmosphère emprunte de sensualité, d’ambre, de musc et de merveilles.

Dans ce conte on ne peut plus vrai, l’érotisme, la jouissance, le plaisir du regard et des sens se mélangent avec les arts plastiques, la littérature, l’érotisme, l’obscénité et la pornographie.

L’action se situe à Paris durant les années 1860, peu de temps après l’invention de la photographie, un peu avant la naissance du cinématographe.

Khalil-Bey est un diplomate turc né en Égypte en 1831. Ambassadeur de Turquie à Saint Pétersbourg, le diplomate n’en supporte plus la froideur hivernale. Il quitte la capitale de toutes les Russies pour s’installer sous des cieux plus cléments : Paris. Installé dans la ville des lumières et des petites vertus, il y mène la grande vie dans un somptueux hôtel particulier.

Joueur invétéré et grand collectionneur d’art, Khalil-Bey, désormais ambassadeur de Turquie en France acquiert en 1865 l’une des œuvres les plus sensuelles d’Ingres : Le Bain turc. La chair y est blanche, laiteuse, les corps de femmes nues nonchalamment allongés, effervescence de courbes et de poitrines. Tout y est luxure, stupre, calme et volupté.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Bain turc, 1862,
huile sur bois, 108x108cm., Paris, Musée du Louvre.



Khalil-Bey poursuit ses aventures de pornographe esthète. Au cours d’un dîner de bonne chair et de vin, le critique d’art Sainte Beuve lui présente Gustave Courbet. Khalil-Bey se passionne pour le peintre et lui commande en 1866 deux œuvres majeures dont Les Dormeuses plus connu sous le nom du Sommeil. Deux corps de femmes nues endormis et enlacés, bras et cuisses, sont en proie au sommeil après une probable extase. Un long chapelet de perle, nacre opaline, repose près des corps alanguis.


Gustave Courbet, Le Sommeil, 1866,
huile sur toile, 135x200cm., Paris, Musée du Petit Palais.


La deuxième œuvre de Courbet commandée par l'ambassadeur a pour nom L’Origine du monde. L’huile sur toile, petit format parle d’elle-même.


Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866,
huile sur toile, 46x55cm., Paris, Musée d’Orsay.

On a pris l’habitude étrange de l’appeler « l’Origine du monde ». Comme si le monde, atomes, galaxies, océans, déserts, fleurs, fleuves, vaches, éléphants, pouvait sortir de ce tronc voluptueux de femme sans tête, ni mains, ni pieds, au sexe largement proposé et offert. Cachez-moi ce tableau que je ne saurais voir. C’est un vin enivrant, une insulte à nos feuilles de vigne.
Philippe Sollers – L’Origine du délire – L’Infini no 97


L’univers étant en expansion, le big bang n’est plus qu’un vague souvenir et L’Origine du monde peu à peu disparaît. Après deux guerres mondiales, le tableau de Courbet refait surface et trouve un nouvel acquéreur dans le fils spirituel de Sigmund Freud : Jacques Lacan. Lacan chérit l’Origine mais pour ne point choquer les visiteurs, il cache l’œuvre derrière un panneau coulissant. Comme disait le gourou de la psychanalyse française : Le réel est toujours à sa place.

En 1995, l’Origine s’offre aux yeux de tous et pénètre au Musée d’Orsay. Le jour de l’inauguration, la scène est digne d’un film de Luis Buñuel. L’État français est représenté par son Ministre de la Culture, Philippe Douste-Blazy*. Alors maire de Lourdes, la ville aux miracles où apparut l’Immaculée Conception, le ministre évite de se faire photographier à côté de l’Origine. En l’espace de quelques années, le tableau de Courbet, version carte postale, devient la deuxième image touristique, icône la plus vendue en France après la tour Eiffel d’acier phallique.

Symbole mondial de l’exception culturelle française, esprit de liberté et de subversion, l’œuvre de Courbet n’en finit pas de faire parler d’elle.

En 2006, en pleine contemplation devant l’Origine du monde, l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing s’exprime au micro de France Inter* :

Il existe des conventions de culture. Il y avait des choses que l’on ne montrait pas. Il y a d’ailleurs toujours des choses que l’on ne montre pas.


 Alain Aslan, Buste officiel républicain de Marianne, 1969,
Modèle : Brigitte Bardot
Plâtre patiné, 65cm., France


Président d’une France buñuelienne, libérée et moderne, immortel académicien, V.G.E. est également l’auteur de nombreux livres dont deux romans le Passage (1994) et La Princesse et le Président (2009). Le premier raconte l’aventure sentimentale d’un notaire de province avec une jeune auto-stoppeuse. Le deuxième nous plonge dans la relation secrète pleine de fièvre et de passion, qu’entretient un président français avec une princesse anglaise. When VGE meets Diana ! Confusion des genres, coïncidence, hasard ou nécessité, les deux récits ne sont pas sans évoquer deux films pornographiques français : Auto-stoppeuses en chaleur de Burd Tranbaree (1979) et La princesse et la pute de Marc Dorcel (1996).

Pareille vulgarité peut choquer. Le français, langue vulgaire, n’a pas son pareil pour dire l’être, l’individu, l’homme, la femme : le mec et la nana. On en oublie parfois l’Origine des mots et pour reprendre la phrase célèbre de Lacan que, l’inconscient est structuré comme un langage. Mec est issu de mac, abréviation de maquereau, souteneur, proxénète. Quant à nana, le terme se réfère au personnage féminin du roman d’Émile Zola, Nana, prostituée, courtisane puis femme entretenue. Confusion des genres, coïncidence, hasard ou nécessité ? Que la fête commence !




 Orlan, L’Origine de la guerre, 1989,
huile sur toile, 46x55cm., Paris, collection privée





* Philippe Sollers – L’Origine du délire – L’Infini no 97 et notes sur “L’histoire récente du tableau” - lien



02/12/2009



La voie de son maître
- mythologie et réalité d’une France rance -




"I'm not into this detail stuff. I'm more concepty."
Donald Rumsfeld,
ancien secrétaire de la Défense des Etats-Unis,
entretien au Washington Post (2002)



“This is the problem : civilians want to go to war.
Once you’ve been there you never want to go again
unless you absolutely have to.
It’s like France.”
In the loop (2009), film de Armando Ianucci




L’innommable est cette chose qui ne peut être nommée. Ainsi est défini ou nommé ce qui ne peut l’être. Mais l’usage commun, lui,  fait de l’innommable, ce qui est trop vil, trop ignoble pour être désigné. L’indicible et l’abject, la poésie et l’horreur, le mystère et la terreur habitent une même unique adresse : l’innommable. Afin de pénétrer les sombres arcanes de l’innommable, ce qui ne peut être dit et donc ce qui doit l’être, on en appelle aux muses et aux démons. On invoque les muses, on conjure les démons. D’autres invoquent les forces maléfiques devenues leurs muses. L’invocation et la conjuration expriment un double mouvement vital, biologique et inconscient propre au langage. Invocation-Conjuration. Inspiration-Expiration. La muse inspire. Une ombre maléfique se faufile sur le mur : il expire.



Image et suivantes :
Le Fantôme de la liberté, un film de Luis Buñuel (1974)


Existe-t-il sur Terre une entité innommable ? L’homme est le seul et unique primate qui soit sans nom. L’homme, orphelin du langage, l’homo sapiens, l’homme singe, l’homme sage, le même, le semblable, celui qui parle, est un primate sans nom. L’homme nomme mais ne saurait être nommé. L’homme n’a pas de nom, l’homme est un être sans nom. L’invocation de l’Odyssée débute par ces paroles :

C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire.

Et huit chants plus tard, Homère fait dire à l’homme aux mille tours, Ulysse :

Tu veux savoir mon nom le plus connu, Cyclope ? Je m’en vais te le dire ; mais tu me donneras le présent annoncé. C’est Personne, mon nom : oui ! mon père et ma mère et tous mes compagnons m’ont surnommé Personne.

Innommable, l’homme l’est aussi dans le langage courant. On parle alors d’être vil frappé d’ignominie. L’innommable est conjuré. Nul ne doit prononcer son nom. Il est celui qui ne peut être dit. La négation du nommable, l’innommable va de pair avec la négation de la fama, la renommée : l’infâme. Les mille ruses de l’homme sont comme autant de tromperies, d’artefacts (le cheval de Troie dans lequel se cachent les soldats d’Ulysse) et d’impostures.



Sur le vaste marché des spéculations intellectuelles, un jour, en un jeudi noir, l’homme a passé une OPA sur les attributs de l’ÊTRE. Depuis, il n’a eu de cesse de revendiquer sur les autres espèces l’exclusivité et le monopole de la pensée, de la conscience et du langage. L’imposture intellectuelle, l’anthropocentrisme comme par magie se perpétue. Comme dirait Alain Prochiantz*, morphogénéticien et chercheur en neurobiologie moléculaire :

C’est tout ce qui fait que c’est nous qui écrivons sur le chimpanzé et pas le contraire. C’est ce qui fait les poètes, les savants, les suicidés. C’est ce qui fait l’animal tragique que nous sommes. Le Sapiens est une espèce tragique.

Homère ventriloque fait alors surgir de ses entrailles la voix de Zeus :

Ah misère !... Ecoutez les mortels mettre en cause les dieux ! C’est de nous, disent-ils, que leur viennent les maux, quand eux, en vérité, par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort.

Revendiquant la primeur du tragique, d’Eschyle à Shakespeare, l’homme serait cette seule et unique espèce condamnée à l’infamie, espèce maudite d’entre toutes, frappée du sceau de l’abjection.

Plus de trois mille ans après la chute de Troie, il est un rivage que jamais Ulysse n’a foulé : la France. L’aurore aux doigts de rose vient de se lever sur la ville de Massalia, cité phocéenne euroméditérranéenne, fille d’Agénor aimée de Zeus et de cette mer que l’on dit “milieu du monde connu”. Du haut de son navire, dans la brume et l’écume du matin, Ulysse voit jaillir à l’horizon une marée humaine, une grande vague d’espoir et de dignité.

Hommes et femmes, citoyens et citoyennes portent avec calme et fierté, banderoles, drapeaux et fanions. S’y détachent en lettres capitales au pochoir ou à la main d’étranges symboles de divinités inconnues : CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, SUD. Une clameur d’algue, d’iode et de grève s’élève des digues du Port autonome.

Vers quelle contrée mal aimée des dieux, une fois encore, Poséidon a-t-il voulu perdre le Roi d’Ithaque ? Il est dans ce pays dit-on une France monstrueuse incarnée par son président. “Je trouve cette France-là monstrueuse” chante l’aèdesse Marie Ndiaye au Sphinx Inrockuptible. Les Inrockuptibles nous avait habitué il y a quelques années à un autre slogan, un Appel contre la guerre à l’intelligence. Ici comme ailleurs, souvent la profession de foi fait fonds de commerce.



Cette France-là est donc monstrueuse, innommable, détestable, emprunte d’une “atmosphère de flicage, de vulgarité…”. La résistance est en marche. Qu’on se le dise. Et l’aédesse de citer la griotte gauloise Marguerite Duras : “Je me souviens d’une phrase de Marguerite Duras, qui est au fond un peu bête, mais que j’aime même si je ne la reprendrais pas à mon compte, elle avait dit : “La droite, c’est la mort.” Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion.(…)”

De nuit, au Futuroscope de Poitiers, on dit que Ségolène Royal, vestale socialiste, plonge son regard dans les profondeurs du cosmos à la recherche d’une vie interstellaire de gauche. Car si la droite est la mort, la gauche c’est la vie. La France, c’est bien connu est coupée en deux. D’un côté, de preux chevaliers sans peur ni reproche, élite intellectuelle de gauche, de l’autre, les puissances occultes du capitalisme, les forces maléfiques du libre échangisme aux instincts bassement libidineux ; hydre du stupre et de la luxure.



Nation régicide en mal de transcendance, au pays des Lumières blafardes, des précieuses ridicules, fées clochettes laïques, en France plane un murmure d’indignation contre le beurre, l’oeuf et le fromage, les B.O.F., crémiers, commerçants collabos enrichis par le marché noir. L’occupation allemande et la collaboration française auront eu donc raison d’une fière tradition culinaire et culturelle.



Usher Fellig dit Weegee, le grand photographe austro-hongro-ukraino-américain, lui aussi, n’était pas tendre avec notre pays : “La beauté de Paris est artificielle, comme celle d’une vieille pute trop maquillée (…) Le rêve s’étiolait. Pour résumer, je supportais les Français à dose homéopathique” raconte-t-il dans son Autobiographie (1961). Ici pas question de cette France-là mais de la France tout court. Tel François et Frédéric Mitterrand, Weegee ne s’embarrasse pas du droit d’inventaire et dans un grand principe d’équité met tous les français dans un même panier.



Y aurait-il quelque chose de pourri au royaume de la fée Marianne ? Le colonialisme aura-t-il été fondamentalement consubstantiel à l’idéal républicain ? Les droits de l’homme supérieur  n’auront-ils pas eu aussi pour fonction de convertir de force aux bienfaits de la civilisation les races inférieures ? En France, il y a la Liberté le Père, l’Egalité le Fils et la Fraternité le Saint Esprit. En France, la Sainte Trinité copule avec l’abjecte triade en un obscène triolisme. En France, l’élite intellectuelle vertueuse et morale, sans répit, égrène son chapelet de bourdieuserie. En France, il y a définitivement quelque chose de rance…


Devant tant de monstruosité, effrayés, Ulysse et son équipage font demi-tour aux portes marines de Marseille. Le navire s’éloigne du pays des Lumières intenses et universelles et pendant dix ans s’égare par les flots inféconds et sombres.



* Alain Prochiantz dans Rêves de recherche - Rêve de chercheurs, série d’entretiens réalisés par Anne Jaffrenou et Marie Cuisset © INSERM - 2009.