09/02/2010





Malavita filosofica

épisode 3/3




Franco Volpi dans Schopenhauer et la dialectique 4) exhume un texte de Martianus Capella, auteur romain carthaginois du Vème siècle ap. J.-C. : De nuptiis Philologiae et Mercurii. Les Noces de Philologie et de Mercure sont une allégorie. On dirait une scène de camée, décorative, antique et pourtant déjà si baroque, une sculpture en bas relief gravée sur agate, améthyste et onyx. Mercure, le messager des Dieux tour à tour dieu des voleurs, du langage, de la manipulation et de la parole, épouse Philologie, une vierge mortelle, symbole de l’amour pour le logos. Sept demoiselles d’honneur accompagnent la jeune femme. Personnifiant les sept arts libéraux, les demoiselles ont pour nom, Géométrie, Arithmétique, Astronomie, Musique, Grammaire et Rhétorique. La septième s’appelle Dialectique.


Le Grand Camée de France (vers 22-23 ap. J.-C.), 
Cabinet des médailles de la Bibliothèque Nationale de France.


Elle s’avance parmi l’assemblée des Dieux vêtue d’un pallium et des symboles de son pouvoir. De sa main droite, elle tient un ensemble de petits panneaux qui tel des camées représentent des scènes splendides et bigarrées. Mais dissimulatrice, Dialectique avance masquée. Sa main gauche est cachée sous les revers de sa toge. Elle tient entre ses doigts un serpent enroulé en anneaux effrayants. Son visage est pâle, son regard pénétrant et de ses lèvres sortent des formules incompréhensibles et divinatoires. Les Dieux saisis d’effroi restent cois. Elle  prétend aussi être la seule à pouvoir distinguer le vrai du faux. La tension monte. Dionysos s’avance et fait remarquer à l’assemblée des dieux que Dialectique ressemble à une vulgaire charlatane, sorcière repoussante. L’hilarité est générale. Athéna prend la parole pour calmer les esprits car selon elle Dialectique est une personne de qualité, un personnage dont on ne peut se moquer. Jupiter l’exhorte à s’exprimer. Dialectique reprend son exposé et décrit ses attributs, le corpus entier de la logique classique : théorie de la signification, catégories du discours, figures de rhétorique… Puis la demoiselle d’honneur commente les Réfutations sophistiques d’Aristote. Son propos glisse alors vers la théorisation du mensonge, des sophismes, des affirmations fallacieuses et des tromperies qu’il est possible de produire grâce à la parole. Athéna l’interrompt. Car en présence de Jupiter et de l’assemblée des dieux, par bienséance, il est certaine chose que l’on ne peut dire. Divinement incorrecte, Dialectique sur le point de dévoiler l’art de la controverse et de la guerre doit se taire et nous n’en saurons pas plus.


Jupiter et Junon, gravure de Agostino Carracci (1557 - 1602)


La dialectique schopenhauerienne puise elle aussi ses racines aux origines de la pensée grecque. Les origines nous sont inaccessibles, l’Olympe philosophique inatteignable. Schopenhauer reprend à son compte la sentence de Démocrite :En réalité nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits ! (…) c’est la nature qu’il faut accuser, car elle cache la vérité à une profondeur inaccessible. 2)


Bibliotheca Alexandrina, Alexandrie, Égypte, (1995 - 2002)


Au IIIe siècle av. J.-C., Ératosthène, conservateur en chef de la bibliothèque d’Alexandrie entend parler de cette histoire de puits, de ce fond qui sans cesse dans l’ombre se dérobe. Il décide d’aller vérifier par lui-même. A quelques 800 kilomètres au Sud d’Alexandrie, en Haute Égypte, à Assouan, au cours du solstice d’été, le 21 juin en cette seule journée de l’année, le soleil éclaire le fonds du puits. La vérité y est démasquée et dans l’eau se dessine la courbure de la terre. Grâce au soleil au fond du puits et grâce à l’ombre de l’obélisque d’Alexandrie, Ératosthène calcule la circonférence terrestre. Merveille d’un 21 juin ! Mais en réalité ce qu’il y au fond du puits c’est l’indécidabilité.


"Tu veux ou tu veux pas", Marcel Zanini (1970)


A l’ombre des pyramides, le diamant du tourne disque est ébréché. Les sillons du vinyle partent en spirale et passent en boucle la chanson Tu veux ou tu veux pas interprétée par Marcel Zanini :

Tu veux c'est bien
Si tu veux pas tant pis
Si tu veux pas
J'en f'rai pas une maladie
Oui mais voilà réponds-moi
Non ou bien oui
C'est comme ci ou comme ça
Ou tu veux ou tu veux pas

Le père de la dialectique a pour nom Protagoras, sophiste et probable élève de Démocrite. Il fut le premier à affirmer que, sur chaque chose, il y avait deux discours possibles, contradictoires. Il mettait ce principe en pratique dans les interrogatoires dialectiques. 7)  nous raconte Diogène Laërce.


Bacchus et Ariane, gravure de Agostino Carracci (1557 - 1602)


Racontée par Sextus Empiricus, la scène se passe dans la demeure d’Euripide. Le tragédien poète, l’auteur du stupre dionysiaque, Les Bacchantes, invite Protagoras à y donner lecture de son nouveau texte Sur les Dieux. Le texte a disparu mais voici ce qui en fut rapporté : Touchant les Dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni ce qu’ils sont. Nombreux sont les obstacles qui m’en empêchent. C’est pour cette raison que les Athéniens décrétèrent sa condamnation à mort, mais il réussit à s’enfuir et périt dans un naufrage. 7)

L’indécidabilité, l’indicible mènent au châtiment ultime. L’avantage stratégique de nier à la fois l’existence et la non-existence est bien connu. Le refus de confirmer ou d’infirmer est la position officielle de certains gouvernements en matière nucléaire. Face aux Dieux ou à la bombe, la diplomatie reste le meilleur des remèdes.

Timon de Phlionte dans son ouvrage Contre les mathématiciens 7)  rapporte également l’anecdote :

Parmi les sophistes qui ensuite viendraient,
Ainsi Protagoras ne manquait pas de voix,
Non plus que d’intelligence et de promptitude.
On a voulu réduire en cendre ses écrits
Pour avoir attaqué les dieux en déclarant
Que lui-même ignorait et ne pouvait savoir
Ni ce qu’ils sont ni qui ils sont, veillant ainsi
A donner au propos équitable balance.
Précaution inutile ! Il dut prendre la fuite
Pour ne pas rejoindre l’Hadès en avalant
De Socrate l’amer et sinistre breuvage.

Selon d’autres témoins, le désir brûlant de papier, l’autodafé fut assouvi. L’incendie eut lieu en place publique. Les flammes s’élevèrent Sur les Dieux et il s’en eut fallu de peu que l’encre ne se mêla aux chairs brûlées. Mais comme souvent la vindicte n’est ni seulement populaire, ni simplement publique. L’ire est aussi philosophique. La réputation du sophiste est philosophiquement assurée. Il sera menteur, trompeur, opportuniste et charlatan. Dans son Commentaire sur l’Odyssée 7), Eustathe de Constantinople écrit : Criminel, il nous tient sur les choses célestes des propos imposteurs.

“C’est ainsi qu’à présent, cher ami, nous sommes, si je puis dire, facilement amenés à dire des choses extraordinaires et ridicules, comme dirait Protagoras et quiconque entreprend de soutenir son opinion.” Voilà ce que raconte Socrate à Théétète au sujet du maître sophiste. Il le dit aussi dissimulateur : “Alors, au nom des Grâces, Protagoras, qui était la sagesse même, n’aurait-il pas en ceci parlé par énigmes pour la foule et le vulgaire que nous sommes, tandis qu’à ses disciples il disait la vérité en secret ?” 8)


La Vérité sortant du puits, 
armée de son martinet, pour châtier l'humanité 
(Jean-Léon Gérôme, 1824-1904)


La polémique tient à une phrase bien connue de Protagoras : Il dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas.” 8) Pour Socrate cette mesure est inacceptable. “Ne veut-il pas dire à peu près ceci, que telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi et que telle elle t’apparaît à toi, telle elle est aussi pour toi ?” 8)Le relativisme de Protagoras est un non sens philosophique qui élimine tout principe d’objectivité et tout critère de référence. “De cela il résulte que la même chose est et n’est pas, est à la fois mal et bien.” nous dit Aristote 7). Protagoras substitue aux notions d’universel, de valeur et de vérité, la convention et l’artifice. On ne plaisante pas plus avec les Dieux que l’on ne badine avec la philosophie. Le sophiste irrite et révèle une obsession fondamentale : la certitude et la foi aveugle dans la vérité. Pour le sophiste contre le philosophe, le doute et l’ambivalence sont permanents, le principe de vérité incertain. L’essence est devenue phénomène, l’ontologie de l’être est remplacée par une ontologie du langage.

“Je ne vois pas pourquoi, au commencement de la Vérité, il n’a pas dit que la mesure de toutes choses, c’est le porc, ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation.”  dit Socrate dans le Théétète. On appréciera l’ironie de La Vérité dont parle le philosophe. Elle est ici le titre de l’ouvrage de Protagoras. Socrate achève d’en montrer l’inévitable fausseté en disant : “Donc, puisqu’elle est contestée par tout le monde, la vérité de Protagoras n’est vraie pour personne, ni pour tout autre que lui, ni pour lui.”

Grâce à la réaction anti sophiste de la philosophie, la pensée soudainement entre au pays de l’absurde et du non sens, ce non dit qui l’habite, la révulse, la traverse et la tiraille. 2500 ans après Protagoras, un autre mécréant du nom de William Burroughs déclamera : The truth is irrelevant.  It’s all a pile of lies and historical revisionnism. There is nothing close to the truth. It’s all in your mind.”


William S. Burroughs


La philosophie grecque socratique et son legs historique n’ont eu cesse de se définir en opposition à la sophistique, libertinage conceptuel, pratique amorale voire immorale du langage. La querelle entre Docteur Platon et Mister Protagoras rappelle la mariage forcé, l’étrange cérémonie unissant Philologie et Mercure, la rencontre du logos apollinien et de la parole dionysiaque, incontrôlable et mystificatrice.


Les ivrognes (Le triomphe de Bacchus), Diego Velázquez, 1629


Protagoras non seulement plonge tous les êtres, des dieux aux hommes, dans l’incertitude, mais il prolonge cette obscurité au ciel étoilé. L’incertitude, l’imprévisible n’est plus un accident, c’est un principe. L’univers sombre dans l’approximation et l’indéfinissable, dans un abîme proche de la théorie du chaos. Dans le livre troisième de La Métaphysique, Aristote révèle la cosmologie sophiste “ni les mouvements réels, les révolutions du ciel ne concordent complètement avec les mouvements et les révolutions que donnent les calculs astronomiques ; enfin les étoiles ne sont pas de la même nature que les points.”

L’insupportable absence d’objectivité combinée à l’impossible objectivation est frappée du sceau de l’abjection. L’objet devient abject. Et quelle pire abjection que l’argent et ses débordements ! La souillure spirituelle se mêle à la saleté matérielle. Le sophiste n’est pas seulement trompeur, il est aussi vénal. La tromperie sophiste est cet art de l’apparence, du paraître contre l’être, de la vraisemblance contre la vérité, de l’argent contre le désintéressement.

L’argent comme le corps est en proie à la corruption. Je connais un homme – Protagoras – qui, avec sa science, s’est fait plus d’argent que Phidias avec les superbes monuments qu’il a construits et où éclate son génie (…) Protagoras, sans que personne, dans toute la Grèce, s’en doute, a corrompu ceux qui suivaient ses leçons en les renvoyant pire qu’il ne les prenait.7)


Al Pacino dans Scarface (Brian de Palma, 1983)


L’argent est consubstantiel à la rédaction des manuels de traitrise philosophique. Philostrate, par contre, dans la Vie des sophistes expose un argument libéré de la morale, de la condamnation vénale. La psychanalyse n’est pas loin. Il nous rappelle que Protagoras fut le premier a avoir l’idée de se faire payer pour ses conférences, et fut donc le premier à laisser cette habitude aux Grecs, ce qui n’est pas rien : en effet, les cours pour lesquels nous donnons de l’argent, nous les prenons au sérieux et les préférons à ceux qui sont gratuits. 7)


Diogène Laërce quant à lui évoque un salaire faramineux de 10000 drachmes. Pour 2,37 euros frais de port compris, tout lecteur vertueux ou pervers peut se plonger avec délice ou stupeur dans l’art éristique de Schopenhauer. A ce prix là ce n’est plus du vol, c’est une injure. Que voulez-vous, les temps modernes sont au bling bling et à leur contempteurs, faux dévots et imprécateurs sentimentalistes, prêtres du bien, du mal et de l’obscène vérité.




4) Franco Volpi - Schopenhauer et la dialectique in - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Circé, 1990
5) Hegel - Encyclopédie des sciences philosophiques in - Insultes - Éditions du Rocher, 1988
6) Aristote - La Métaphysique - Livre I
7) Les écoles présocratiques - édition établie par Jean-Paul Dumont - Folio essais Gallimard 1991
8) Platon - Théétète
9) Arthur Schopenhauer - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Mille et une nuits, 2003


01/02/2010




Malavita filosofica

épisode 2/3


Le faire (la poeïsis), la production du sens, le dire poétique ne sont pas étrangers au mensonge et à la manipulation. Étymologiquement de manière paradoxale et ironique, mystification signifie initiation. Les Muses selon Hésiode disent à la fois le vrai et le faux. Elles savent conter des mensonges tous pareils aux réalités mais aussi proclamer des vérités. Orphée charme de sa lyre l’âme des animaux comme le philosophe ensorcelle l’esprit de l’homme. Zénon d’Elée met les concepts sous hypnose nous dit Platon  :“(il) possédait une technique dialectique capable de donner à ses auditeurs l’impression que les mêmes choses étaient à la fois semblables et non semblables, unes et multiples, en repos et en mouvement.” 7),  L’enchantement, le rapt et le ravissement sont tour à tour les attributs du poète et du philosophe.

Il est peut-être nécessaire de concevoir la philosophie telle la chose littéraire. Quels relations secrètes entretiennent philosophie, poésie et littérature ? Peut-on les considérer comme une même et unique voix résistant à la signification, à l’interprétation mais se donnant à lire dans toute sa surréalité, son mystère, en bref dans toute son invraisemblable vérité ?


Mosaïque de la bataille d'Issos, IIe av. J.-C.
maison du Faune à Pompéi, Musée archéologique national de Naples


Il est un empereur nomade qui eut pour précepteur un grand philosophe. Aristote voit s’éloigner au loin la stature équestre de son élève Alexandre le Grand. Avec fougue, Alexandre et son cheval Bucéphale partent à la conquête du monde conquérir des terres sur l’inconnu. Ils disparaissent à l’horizon. Mais à la courbure de la Terre qui voit-on réapparaître ? D’un mirage, d’une brume de chaleur se détachant de l’horizon, surgit sur sa monture un chevalier à la triste figure, “sec de corps et maigre de visage”. Alexandre et Bucéphale méconnaissables réapparaissent déguisés en Don Quichotte et Rossinante. La désillusion est grande. L’épopée est devenue picaresque et le mythe celui d’un aventurier à la dérive, digne ou fripouille, hagard, vagabond ou mythomane.



Don Quichotte (Orson Welles, 1955-1969)



La philosophie a-t-elle pris la mesure de cette révolution narrative ? Plus le picaresque vire à l’imposture, plus la philosophie détourne son regard et reste de marbre. Alors que la pensée, à la recherche de l’âme et de l’esprit, s’égare de cul de sac en cul de sac, par de tristes chemins en Russie, contemporain de Hegel et Schopenhauer un escroc en carriole, Pavel Ivanovitch Tchitchikov, lui, arpente des paysages désolés à la recherche et au rachat d’âmes mortes. Le héros picaresque de Nikolaï Gogol, énonciateur de l’imposture ne vit que pour le mensonge, la tromperie et la forgerie. La philosophie vierge chaste et pure est violentée, humiliée et souillée. Elle détourne son regard et ses veines de marbre virent du rose au cramoisi, de la honte au dégoût. La philosophie doit-elle prendre acte de la révolution de l’épopée en récit picaresque puis en roman d’imposture ? Aux cieux de l’idéalisme, l’escroquerie, la forgerie, la mythomanie n’ont aucun droit de cité aux côtés de la vérité, du mythe de l’esprit, du beau et du juste. Cela s’appelle en logique le principe du tiers exclu. En philosophie, la jurisprudence a reconnu le principe de discrimination conceptuelle. Les concepts vertueux sont-ils à la philosophie ce que les bons sentiments sont à la littérature ?

Si la philosophie ne peut penser l’imposture comme forme consubstantielle du récit, il en découle alors un malentendu sur le langage, sur l’être des mots. L’ambiguïté, l’ambivalence sont à bannir. On reconnait à la philosophie ses efforts millénaires pour avoir bâti ce mur de la honte, infranchissable entre la fin et les moyens, les idées et les images, la vérité et les apparences, ce mur qui la sépare, elle, recherche fondamentale, de l’ornemental, et de la recherche appliquée. Et depuis 2500 ans, la philosophie renouvelle son contrat de moralité. Elle, amour de la sagesse, est habitée par une exigence morale. Elle doit se distinguer de la simple efficacité rhétorique, de la technique oratoire, du simulacre sophiste. L’exception philosophique condamne l’utilisation du langage à des fins impropres, impures, louvoyantes et immorales.

Parfois, l’effort critique se transforme en mépris philosophique. L’esprit est encensé, la matière vilipendée, le spirituel est flatté, le matériel calomnié, la vérité est bénite, l’énigme maudite. Ce qui n’est pas chose première et épurée n’est que vulgaire et pittoresque détail anecdotique. Et l’on se dit parfois que l’esprit de sérieux et de labeur philosophique n’accouchent que de concepts pétris d’honnêteté, d’austérité et de rigorisme.

Faut-il clamer comme il se doit l’antériorité du mythe sur la philosophie et imaginer celle-ci comme une parodie de mythe, une parodie de littérature ? Il y aurait une origine parodique de la philosophie révélée par la transformation des Chronos, Éros, Chaos et Dionysos en concepts. La philosophie serait ainsi née du meurtre rituel des divinités, scalpées, écorchées puis dépouillées de leurs corps, de leur physicalité, de leur être. Au meurtre succède l’expiation. La mauvaise conscience trouble alors l’esprit. L’on ne voit plus clair et l’on se plaît à imaginer une origine mafieuse des concepts.


 Marlon Brando dans The Godfather (Francis Ford Coppola, 1972)



Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les hommes qui ont embrassé une carrière criminelle, travailleurs officiels de la mafia sicilo-américaine se nomment entre eux “wiseguys”. L’ironie de l’idiome unit avec mauvais goût et pragmatisme la notion de sagesse, wisdom à celle d’omertà, la loi du silence et du crime. Le meurtre du patron de la Discothèque Dionysos dans la banlieue de Syracuse reste encore un mystère. De nombreuses questions demeurent en suspens.

Une origine picaresque de la philosophie est-elle possible ? Les concepts sont-ils une parodie de divinités ? La philosophie est-elle un spoofisme ? Le spoofisme, issu du terme anglo-saxon, spoof recoupe à lui seul les notions de parodie, de satire et de forgerie. Le spoof renvoie aussi à l’univers des films de série B, copie autoréférentielle, loufoque et décalée des films de série A. Le spoof est un dispositif formel, un vase clos hermétiquement fermé qui revendique son statut d’imposture et se donne comme tel. Le spoof s’exhibe et se complait dans la tromperie. La philosophie, elle, se recueille avec pudeur sur la vérité.

Airplane ! (Jim Abrahams, 1980)


Tout les oppose et tout interdit de les confondre. Faisons fi des interdits et tâchons d’appréhender l’amour de la sagesse comme une parodie. Mais le spoofisme philosophique ne peut se revendiquer comme tel. Son emphase doit être prise avec sérieux et son ambition ne peut-être vaine ou ridicule. Il n’y a rien de picaresque dans la philosophie, tout y est épopée. Pour se prendre au sérieux, la philosophie se doit de vivre dans le déni de ses origines mythologiques, littéraires et poétiques. Le spoof sérieux serait la pulpe de la philosophie et Don Quichotte la figure même du philosophe, créature tripartite entre le savant, le poète et l’imposteur. Don Quichotte comme le philosophe substitue au réel un monde qui s’accorde aux concepts, un monde qui s’accorde aux fictions. Les concepts sont-ils des fictions ? Le prix Nobel de littérature 1927 décerné au philosophe Henri Bergson consacrerait cette étrange confusion.

 Henri Bergson

La confusion remonte aux origines. Le monde est une comédie dont les philosophes sont les spectateurs.” aurait dit Pythagore. L’imposture est aussi le ressort dramatique de la comédie. Elle est celle par qui un personnage se fait passer pour un autre. Le sens travesti y est pris en défaut. On parle alors de malentendu, de quiproquo. Karl Marx n’hésite pas à se référer à l’illusion dramatique pour décrire l’apport essentiel de Hegel au matérialisme dialectique. En 1873, dans la postface de la seconde édition du Capital, il écrit :J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique  hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode… Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable.”

Schopenhauer, lui, n’a que faire du raisonnable. Sa dialectique, elle, n’est pas un art poétique ou métaphysique mais un art de la controverse. La dialectique éristique est l’art de la controverse, menée de telle manière qu’on ait toujours raison, donc per fas et nefas [qu’on ait raison ou tort] .2) La perversité naturelle est selon l’auteur le propre du genre humain. La mauvaise foi et la malhonnêteté intellectuelle sont donc toute relatives. (…) dans les règles de cet art, on n’a pas à tenir compte de la vérité objective, car il est impossible, le plus souvent, de dire de quel côté elle se trouve : souvent, on ne sait pas soi-même si l’on a raison ou non (…)2)  Le philosophe y souligne la puissance mystificatrice du langage, de l’énonciation. L’intérêt de la vérité se retire au profit de la vanité :“il faut que le vrai paraisse faux et le faux vrai”. 2)  La vérité semble inatteignable, ne restent plus que l’apparence de vérité, la vraisemblance logique et l’illusion des concepts. 


fin de l'épisode 2/3
prochain et dernier épisode la semaine prochaine




2) Arthur Schopenhauer - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Mille et une nuits, 2003
7) Les écoles présocratiques - édition établie par Jean-Paul Dumont - Folio essais Gallimard 1991