02/12/2009



La voie de son maître
- mythologie et réalité d’une France rance -




"I'm not into this detail stuff. I'm more concepty."
Donald Rumsfeld,
ancien secrétaire de la Défense des Etats-Unis,
entretien au Washington Post (2002)



“This is the problem : civilians want to go to war.
Once you’ve been there you never want to go again
unless you absolutely have to.
It’s like France.”
In the loop (2009), film de Armando Ianucci




L’innommable est cette chose qui ne peut être nommée. Ainsi est défini ou nommé ce qui ne peut l’être. Mais l’usage commun, lui,  fait de l’innommable, ce qui est trop vil, trop ignoble pour être désigné. L’indicible et l’abject, la poésie et l’horreur, le mystère et la terreur habitent une même unique adresse : l’innommable. Afin de pénétrer les sombres arcanes de l’innommable, ce qui ne peut être dit et donc ce qui doit l’être, on en appelle aux muses et aux démons. On invoque les muses, on conjure les démons. D’autres invoquent les forces maléfiques devenues leurs muses. L’invocation et la conjuration expriment un double mouvement vital, biologique et inconscient propre au langage. Invocation-Conjuration. Inspiration-Expiration. La muse inspire. Une ombre maléfique se faufile sur le mur : il expire.



Image et suivantes :
Le Fantôme de la liberté, un film de Luis Buñuel (1974)


Existe-t-il sur Terre une entité innommable ? L’homme est le seul et unique primate qui soit sans nom. L’homme, orphelin du langage, l’homo sapiens, l’homme singe, l’homme sage, le même, le semblable, celui qui parle, est un primate sans nom. L’homme nomme mais ne saurait être nommé. L’homme n’a pas de nom, l’homme est un être sans nom. L’invocation de l’Odyssée débute par ces paroles :

C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire.

Et huit chants plus tard, Homère fait dire à l’homme aux mille tours, Ulysse :

Tu veux savoir mon nom le plus connu, Cyclope ? Je m’en vais te le dire ; mais tu me donneras le présent annoncé. C’est Personne, mon nom : oui ! mon père et ma mère et tous mes compagnons m’ont surnommé Personne.

Innommable, l’homme l’est aussi dans le langage courant. On parle alors d’être vil frappé d’ignominie. L’innommable est conjuré. Nul ne doit prononcer son nom. Il est celui qui ne peut être dit. La négation du nommable, l’innommable va de pair avec la négation de la fama, la renommée : l’infâme. Les mille ruses de l’homme sont comme autant de tromperies, d’artefacts (le cheval de Troie dans lequel se cachent les soldats d’Ulysse) et d’impostures.



Sur le vaste marché des spéculations intellectuelles, un jour, en un jeudi noir, l’homme a passé une OPA sur les attributs de l’ÊTRE. Depuis, il n’a eu de cesse de revendiquer sur les autres espèces l’exclusivité et le monopole de la pensée, de la conscience et du langage. L’imposture intellectuelle, l’anthropocentrisme comme par magie se perpétue. Comme dirait Alain Prochiantz*, morphogénéticien et chercheur en neurobiologie moléculaire :

C’est tout ce qui fait que c’est nous qui écrivons sur le chimpanzé et pas le contraire. C’est ce qui fait les poètes, les savants, les suicidés. C’est ce qui fait l’animal tragique que nous sommes. Le Sapiens est une espèce tragique.

Homère ventriloque fait alors surgir de ses entrailles la voix de Zeus :

Ah misère !... Ecoutez les mortels mettre en cause les dieux ! C’est de nous, disent-ils, que leur viennent les maux, quand eux, en vérité, par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort.

Revendiquant la primeur du tragique, d’Eschyle à Shakespeare, l’homme serait cette seule et unique espèce condamnée à l’infamie, espèce maudite d’entre toutes, frappée du sceau de l’abjection.

Plus de trois mille ans après la chute de Troie, il est un rivage que jamais Ulysse n’a foulé : la France. L’aurore aux doigts de rose vient de se lever sur la ville de Massalia, cité phocéenne euroméditérranéenne, fille d’Agénor aimée de Zeus et de cette mer que l’on dit “milieu du monde connu”. Du haut de son navire, dans la brume et l’écume du matin, Ulysse voit jaillir à l’horizon une marée humaine, une grande vague d’espoir et de dignité.

Hommes et femmes, citoyens et citoyennes portent avec calme et fierté, banderoles, drapeaux et fanions. S’y détachent en lettres capitales au pochoir ou à la main d’étranges symboles de divinités inconnues : CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, SUD. Une clameur d’algue, d’iode et de grève s’élève des digues du Port autonome.

Vers quelle contrée mal aimée des dieux, une fois encore, Poséidon a-t-il voulu perdre le Roi d’Ithaque ? Il est dans ce pays dit-on une France monstrueuse incarnée par son président. “Je trouve cette France-là monstrueuse” chante l’aèdesse Marie Ndiaye au Sphinx Inrockuptible. Les Inrockuptibles nous avait habitué il y a quelques années à un autre slogan, un Appel contre la guerre à l’intelligence. Ici comme ailleurs, souvent la profession de foi fait fonds de commerce.



Cette France-là est donc monstrueuse, innommable, détestable, emprunte d’une “atmosphère de flicage, de vulgarité…”. La résistance est en marche. Qu’on se le dise. Et l’aédesse de citer la griotte gauloise Marguerite Duras : “Je me souviens d’une phrase de Marguerite Duras, qui est au fond un peu bête, mais que j’aime même si je ne la reprendrais pas à mon compte, elle avait dit : “La droite, c’est la mort.” Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion.(…)”

De nuit, au Futuroscope de Poitiers, on dit que Ségolène Royal, vestale socialiste, plonge son regard dans les profondeurs du cosmos à la recherche d’une vie interstellaire de gauche. Car si la droite est la mort, la gauche c’est la vie. La France, c’est bien connu est coupée en deux. D’un côté, de preux chevaliers sans peur ni reproche, élite intellectuelle de gauche, de l’autre, les puissances occultes du capitalisme, les forces maléfiques du libre échangisme aux instincts bassement libidineux ; hydre du stupre et de la luxure.



Nation régicide en mal de transcendance, au pays des Lumières blafardes, des précieuses ridicules, fées clochettes laïques, en France plane un murmure d’indignation contre le beurre, l’oeuf et le fromage, les B.O.F., crémiers, commerçants collabos enrichis par le marché noir. L’occupation allemande et la collaboration française auront eu donc raison d’une fière tradition culinaire et culturelle.



Usher Fellig dit Weegee, le grand photographe austro-hongro-ukraino-américain, lui aussi, n’était pas tendre avec notre pays : “La beauté de Paris est artificielle, comme celle d’une vieille pute trop maquillée (…) Le rêve s’étiolait. Pour résumer, je supportais les Français à dose homéopathique” raconte-t-il dans son Autobiographie (1961). Ici pas question de cette France-là mais de la France tout court. Tel François et Frédéric Mitterrand, Weegee ne s’embarrasse pas du droit d’inventaire et dans un grand principe d’équité met tous les français dans un même panier.



Y aurait-il quelque chose de pourri au royaume de la fée Marianne ? Le colonialisme aura-t-il été fondamentalement consubstantiel à l’idéal républicain ? Les droits de l’homme supérieur  n’auront-ils pas eu aussi pour fonction de convertir de force aux bienfaits de la civilisation les races inférieures ? En France, il y a la Liberté le Père, l’Egalité le Fils et la Fraternité le Saint Esprit. En France, la Sainte Trinité copule avec l’abjecte triade en un obscène triolisme. En France, l’élite intellectuelle vertueuse et morale, sans répit, égrène son chapelet de bourdieuserie. En France, il y a définitivement quelque chose de rance…


Devant tant de monstruosité, effrayés, Ulysse et son équipage font demi-tour aux portes marines de Marseille. Le navire s’éloigne du pays des Lumières intenses et universelles et pendant dix ans s’égare par les flots inféconds et sombres.



* Alain Prochiantz dans Rêves de recherche - Rêve de chercheurs, série d’entretiens réalisés par Anne Jaffrenou et Marie Cuisset © INSERM - 2009.







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