Malavita filosofica
épisode 2/3
Le faire (la poeïsis), la production du sens, le dire poétique ne sont pas étrangers au mensonge et à la manipulation. Étymologiquement de manière paradoxale et ironique, mystification signifie initiation. Les Muses selon Hésiode disent à la fois le vrai et le faux. Elles savent conter des mensonges tous pareils aux réalités mais aussi proclamer des vérités. Orphée charme de sa lyre l’âme des animaux comme le philosophe ensorcelle l’esprit de l’homme. Zénon d’Elée met les concepts sous hypnose nous dit Platon :“(il) possédait une technique dialectique capable de donner à ses auditeurs l’impression que les mêmes choses étaient à la fois semblables et non semblables, unes et multiples, en repos et en mouvement.” 7), L’enchantement, le rapt et le ravissement sont tour à tour les attributs du poète et du philosophe.
Il est peut-être nécessaire de concevoir la philosophie telle la chose littéraire. Quels relations secrètes entretiennent philosophie, poésie et littérature ? Peut-on les considérer comme une même et unique voix résistant à la signification, à l’interprétation mais se donnant à lire dans toute sa surréalité, son mystère, en bref dans toute son invraisemblable vérité ?
Il est un empereur nomade qui eut pour précepteur un grand philosophe. Aristote voit s’éloigner au loin la stature équestre de son élève Alexandre le Grand. Avec fougue, Alexandre et son cheval Bucéphale partent à la conquête du monde conquérir des terres sur l’inconnu. Ils disparaissent à l’horizon. Mais à la courbure de la Terre qui voit-on réapparaître ? D’un mirage, d’une brume de chaleur se détachant de l’horizon, surgit sur sa monture un chevalier à la triste figure, “sec de corps et maigre de visage”. Alexandre et Bucéphale méconnaissables réapparaissent déguisés en Don Quichotte et Rossinante. La désillusion est grande. L’épopée est devenue picaresque et le mythe celui d’un aventurier à la dérive, digne ou fripouille, hagard, vagabond ou mythomane.
La philosophie a-t-elle pris la mesure de cette révolution narrative ? Plus le picaresque vire à l’imposture, plus la philosophie détourne son regard et reste de marbre. Alors que la pensée, à la recherche de l’âme et de l’esprit, s’égare de cul de sac en cul de sac, par de tristes chemins en Russie, contemporain de Hegel et Schopenhauer un escroc en carriole, Pavel Ivanovitch Tchitchikov, lui, arpente des paysages désolés à la recherche et au rachat d’âmes mortes. Le héros picaresque de Nikolaï Gogol, énonciateur de l’imposture ne vit que pour le mensonge, la tromperie et la forgerie. La philosophie vierge chaste et pure est violentée, humiliée et souillée. Elle détourne son regard et ses veines de marbre virent du rose au cramoisi, de la honte au dégoût. La philosophie doit-elle prendre acte de la révolution de l’épopée en récit picaresque puis en roman d’imposture ? Aux cieux de l’idéalisme, l’escroquerie, la forgerie, la mythomanie n’ont aucun droit de cité aux côtés de la vérité, du mythe de l’esprit, du beau et du juste. Cela s’appelle en logique le principe du tiers exclu. En philosophie, la jurisprudence a reconnu le principe de discrimination conceptuelle. Les concepts vertueux sont-ils à la philosophie ce que les bons sentiments sont à la littérature ?
Si la philosophie ne peut penser l’imposture comme forme consubstantielle du récit, il en découle alors un malentendu sur le langage, sur l’être des mots. L’ambiguïté, l’ambivalence sont à bannir. On reconnait à la philosophie ses efforts millénaires pour avoir bâti ce mur de la honte, infranchissable entre la fin et les moyens, les idées et les images, la vérité et les apparences, ce mur qui la sépare, elle, recherche fondamentale, de l’ornemental, et de la recherche appliquée. Et depuis 2500 ans, la philosophie renouvelle son contrat de moralité. Elle, amour de la sagesse, est habitée par une exigence morale. Elle doit se distinguer de la simple efficacité rhétorique, de la technique oratoire, du simulacre sophiste. L’exception philosophique condamne l’utilisation du langage à des fins impropres, impures, louvoyantes et immorales.
Parfois, l’effort critique se transforme en mépris philosophique. L’esprit est encensé, la matière vilipendée, le spirituel est flatté, le matériel calomnié, la vérité est bénite, l’énigme maudite. Ce qui n’est pas chose première et épurée n’est que vulgaire et pittoresque détail anecdotique. Et l’on se dit parfois que l’esprit de sérieux et de labeur philosophique n’accouchent que de concepts pétris d’honnêteté, d’austérité et de rigorisme.
Faut-il clamer comme il se doit l’antériorité du mythe sur la philosophie et imaginer celle-ci comme une parodie de mythe, une parodie de littérature ? Il y aurait une origine parodique de la philosophie révélée par la transformation des Chronos, Éros, Chaos et Dionysos en concepts. La philosophie serait ainsi née du meurtre rituel des divinités, scalpées, écorchées puis dépouillées de leurs corps, de leur physicalité, de leur être. Au meurtre succède l’expiation. La mauvaise conscience trouble alors l’esprit. L’on ne voit plus clair et l’on se plaît à imaginer une origine mafieuse des concepts.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les hommes qui ont embrassé une carrière criminelle, travailleurs officiels de la mafia sicilo-américaine se nomment entre eux “wiseguys”. L’ironie de l’idiome unit avec mauvais goût et pragmatisme la notion de sagesse, wisdom à celle d’omertà, la loi du silence et du crime. Le meurtre du patron de la Discothèque Dionysos dans la banlieue de Syracuse reste encore un mystère. De nombreuses questions demeurent en suspens.
Une origine picaresque de la philosophie est-elle possible ? Les concepts sont-ils une parodie de divinités ? La philosophie est-elle un spoofisme ? Le spoofisme, issu du terme anglo-saxon, spoof recoupe à lui seul les notions de parodie, de satire et de forgerie. Le spoof renvoie aussi à l’univers des films de série B, copie autoréférentielle, loufoque et décalée des films de série A. Le spoof est un dispositif formel, un vase clos hermétiquement fermé qui revendique son statut d’imposture et se donne comme tel. Le spoof s’exhibe et se complait dans la tromperie. La philosophie, elle, se recueille avec pudeur sur la vérité.
Tout les oppose et tout interdit de les confondre. Faisons fi des interdits et tâchons d’appréhender l’amour de la sagesse comme une parodie. Mais le spoofisme philosophique ne peut se revendiquer comme tel. Son emphase doit être prise avec sérieux et son ambition ne peut-être vaine ou ridicule. Il n’y a rien de picaresque dans la philosophie, tout y est épopée. Pour se prendre au sérieux, la philosophie se doit de vivre dans le déni de ses origines mythologiques, littéraires et poétiques. Le spoof sérieux serait la pulpe de la philosophie et Don Quichotte la figure même du philosophe, créature tripartite entre le savant, le poète et l’imposteur. Don Quichotte comme le philosophe substitue au réel un monde qui s’accorde aux concepts, un monde qui s’accorde aux fictions. Les concepts sont-ils des fictions ? Le prix Nobel de littérature 1927 décerné au philosophe Henri Bergson consacrerait cette étrange confusion.
La confusion remonte aux origines. “Le monde est une comédie dont les philosophes sont les spectateurs.” aurait dit Pythagore. L’imposture est aussi le ressort dramatique de la comédie. Elle est celle par qui un personnage se fait passer pour un autre. Le sens travesti y est pris en défaut. On parle alors de malentendu, de quiproquo. Karl Marx n’hésite pas à se référer à l’illusion dramatique pour décrire l’apport essentiel de Hegel au matérialisme dialectique. En 1873, dans la postface de la seconde édition du Capital, il écrit : “J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode… Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable.”
Schopenhauer, lui, n’a que faire du raisonnable. Sa dialectique, elle, n’est pas un art poétique ou métaphysique mais un art de la controverse. “La dialectique éristique est l’art de la controverse, menée de telle manière qu’on ait toujours raison, donc per fas et nefas [qu’on ait raison ou tort] .”2) La perversité naturelle est selon l’auteur le propre du genre humain. La mauvaise foi et la malhonnêteté intellectuelle sont donc toute relatives. “ (…) dans les règles de cet art, on n’a pas à tenir compte de la vérité objective, car il est impossible, le plus souvent, de dire de quel côté elle se trouve : souvent, on ne sait pas soi-même si l’on a raison ou non (…)”2) Le philosophe y souligne la puissance mystificatrice du langage, de l’énonciation. L’intérêt de la vérité se retire au profit de la vanité :“il faut que le vrai paraisse faux et le faux vrai”. 2) La vérité semble inatteignable, ne restent plus que l’apparence de vérité, la vraisemblance logique et l’illusion des concepts.
fin de l'épisode 2/3
prochain et dernier épisode la semaine prochaine
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2) Arthur Schopenhauer - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Mille et une nuits, 2003
7) Les écoles présocratiques - édition établie par Jean-Paul Dumont - Folio essais Gallimard 1991
7) Les écoles présocratiques - édition établie par Jean-Paul Dumont - Folio essais Gallimard 1991
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