23/09/2010


La Négresse Captive
- Prolégomènes à une Poétique CGTiste -



Bin oui : non. Aujourd’hui, pas moyen. Y a grève.
— Y a grève ?
— Bin oui : y a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi sous terre, car les employés aux pinces perforantes ont cessé tout travail.
— Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
— Y a pas qu’à toi qu’ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.

Zazie dans le métro, Raymond Queneau, 1959




L’engagement culturel, durable et citoyen de la RATP pour la poésie est chose connue, archiconnue, célèbre, célébrée, ressassée et si notoire que certains fonctionnaires inspirés mais non syndiqués auraient même voulu, dit-on, rebaptiser l’acronyme de l’entreprise publique en Régie Autonome des Transports Poétiques. Entre deux millénaires, dans les wagons, sur les rails et les quais, les poèmes fleurissent. Plus ou moins inspirés, plus ou moins vivaces ou déjà fanés, fulgurances accablantes, illustres ou anonymes, pour le plus grand plaisir des usagers, certes pressés à l'huile comme des sardines debout, mais désormais vivant dans la communion et le ravissement poétique.

L’entreprise offre enfin un autre visage que celui du LMDA, Le Monde de la Distribution Automatique pour s’affubler d’un masque plus poétique. La RATP se métamorphose, se fait Muse et conquiert ses lettres de noblesse pareilles à celles du Matricule des Anges, revue littéraire de haute tenue et de grande légitimité, au titre aussi protocolaire qu’éthéré mais dont le sigle, étrange coïncidence, est aussi LMDA. L’écriture automatique serait-elle à la jonction des deux abréviations ? Le chant des muses étincelantes aux couronnes d’étoiles, de lierre et de perles contamine les usagers en proie à l’extase poétique, stimulante, stupéfiante, et hallucinatoire tels les effets psychiques du MDA, alchimie orphique du mot et de la formule : le MéthylèneDioxyAmphétamine.

L’opération poétique qui ne devait durer que quelques mois remporte un tel succès que les versets souterrains se poursuivent pendant plus de 15 ans, de 1993 à 2008, soit cinq ans de plus qu’une autre grande épopée poétique, l’Odyssée d’Homère. L’un des instigateurs de cette opération, le poète Francis Combes, revendique d’ailleurs le statut de “poésie d’utilité publique”. Expression à la résonnance sociétale si juste ou Saint-Justienne, l’écriture ainsi définie semble difficilement pouvoir faire concurrence à l’État-Civil1. Le réalisme social contemporain n’a que faire de l’injonction balzacienne.

Au Japon, entre le Xème et le XIème siècle, la vague de poésie tanka était telle, la production si vaste, que la Cour institua un Bureau de la poésie. Mais à l’échelle de la France, un bureau c’est riquiqui, un secrétariat d’Etat, ridicule. Non, c’est un nouveau Ministère de la Poésie et de la Communication dont la France aurait besoin. Mais le terme de communication accolé à celui de poésie est ambigu et déjà pris par la Culture. Non, reprenons, seul un Ministère de la Poésie et des Belles Lettres pourrait sauver la “poésie d’utilité publique”.

Dans une tribune datée du 27 mars 2008, intitulée Fin de partie pour la poésie dans le métro, Francis Combes et son acolyte Gérard Cartier, tel deux cygnes au plumage lactescent, chantent le requiem d’une épopée lyrique. En faisant rimer vérité et lieu commun, ils rappellent de leurs pures et blanches plumes quelques principes moraux et citoyens : Cet affichage avait en effet pour caractéristique que la poésie n’était pas enrôlée au service de telle ou telle campagne de pub ou de com’. Ou encore : Pour notre part, nous nous sommes toujours refusés à instrumentaliser la poésie (…)

L’éloge funèbre pour une poétique RATPiste, est naturellement publié dans le journal Metro, quotidien gratuit dont l’un des principaux actionnaires est le groupe TF1. Précisons que Metro n’est nullement la propriété de la RATP mais celle du groupe de médias suédois Metro International dont le siège est basé au Luxembourg. Metro International qui se qualifie de “World’s Largest Global Newspaper”, est l’un des plus grands groupes de médias internationaux scandinaves. Mais il est suivi de près par le Private Media Group, leader mondial suédois de l’industrie pornographique. Valeurs stables du monde de la finance, turgescentes ou en pleine débandade, Private et Metro sont tous deux côtés sur les marchés financiers NASDAQ et NASDAQ OMX Nordic.

Dégainant plus vite que nos poètes, dès le 24 mars 2008, le collectif PCF RATP-Bus, le premier enfonce les portes ouvertes et titre : “La direction de la RATP remplace la poésie par la publicité”. Ci-après copie intégrale de l’article où le reflexe d’indignation pavlovien mêle allègrement bonne et mauvaise foi, exception culturelle et paranoïa:Pierre Mongin (président de la RATP n.d.a.) a visiblement décidé de suivre le raisonnement de Patrick Le Lay. L’ancien patron de TF1 affirmait vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau humain disponible ». Le PDG de la RATP ne veut pas laisser du temps de cerveau disponible du voyageur échapper à la publicité. (…) Quelques vers, de poètes célèbres ou non, affichés en bout de rame, incitaient les passagers à la rêverie, la méditation, au voyage intellectuel, à l’évasion notamment aux heures de pointe. Pas à la consommation.
La direction de la RATP a décidé de mettre fin à cette expérience culturelle. Ses motivations ne sont pas difficiles à percevoir. La recherche du profit financier maximal en vue de la privatisation ne tolère pas qu’un espace, si réduit soit-il, lui soit soustrait.
Même réduit, l’espace poétique est un espace politique qui échappe au capitalisme.
Nous invitons les agents de la RATP, les usagers, toutes les personnes attachées à la diffusion de la poésie, à protester auprès du ministère de la Culture, du Syndicat des transports d’Ile-de-France et de la direction de la RATP.
Cela fait partie intégrante de notre lutte pour défendre le service public.

C’est la prime au pognon, la mort de la contemplation. Qui dit abolition de la poésie, célèbre la privatisation du service public. Tout cela est bien connu, presque déjà vu. Face aux mercenaires du capitalisme financier spéculatif mondialisé, la résistance patriote des fonctionnaires de la fonctionnante fonction publique est en marche. Ou selon certaines harpies haineuses et médisantes : si peu fonctionnante. Tous ensemble, tous ensemble, réalisme social et idéalisme bourgeois marchant main dans la main. Utopiste debout ! Rêve Générale est leur slogan. 


L’illusion sémantique, la pseudo-révolution du langage, l’étincelante et bancale fusion gréviste du poétique et du politique est désormais visible sur les pavés et les poitrines autocollantes. Mai 68 est décidemment bien loin et ses plus fieffés contempteurs ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Pour moi, le slogan anticapitaliste ne veut rien dire.” déclamait l’irrécupérable Daniel Cohn-Bendit aux Journées d’été vertes Vert-Europe Ecologie de 2010. On peut cependant regretter que la protestation syndicale n’ait point entrainée une nouvelle grève pour faire fléchir la direction et ressusciter l’immortelle dépouille de la poésie qui n’en finit plus de mourir.

Quelques mois après l’annonce du décès de la poésie en sous sol, à la Maison de la Mutualité, haut lieu du militantisme de gauche, le 5 juillet 2008 lors du Conseil National de l’UMP, le président de la République Française, Nicolas Sarkozy s’exclame : «Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s'en aperçoit ». Kōan bling-bling discriminant l’éveil de l’égarement ou haïku néolibéral, la phrase fait écho à la loi n°2007-1224 sur le service minimum, concept dont la bienséance nous interdit de dire qu’il est à double sens. La nouvelle provocation verbale est celle d’un président manipulateur de mots, chantre de la cruauté fourbe et grinçante à mille lieux de la moelleuse et involutive socialiste société du Care. La phrase fait grand bruit. A la CGT, on rétorque que Sarkozy “joue avec le feu” à ne pas confondre avec la visée rimbaldienne, celle du “voleur de feu”. S’il arrive aux pompiers d’être pyromanes, Sarkozy, arroseur arrosé, auteur d’Un Kärcher pour l’Enfer, lui n’est pas homme à savoir éteindre le feu. “Tu ne voleras pas le feu des ancêtres.s’exclame dans un rêve de l’au-delà, la voix de bronze de la statue du commandeur CDG, Charlus de Gaulle.

Nicolas Sarkozy, lâche assassin de la La Princesse de Clèves, est cet égorgeur public de son auteure Madame de La Fayette. Nicolas Sarkozy, président d’une République, que nos lyriques tribuns nationaux, adeptes de l’énarque litote, disent fragilisée, abîmée, racornie, salie, souillée, tâchée2. Nicolas Sarkozy est ce président qui naturellement, n’est malheureusement pour rien dans l’acte de décès de la poésie du Chemin de Fer. Mais l’homme d’État devra un jour faire amende honorable, abjurer et lors de l’inauguration du prochain Salon du Livre, se promener arborant scandaleusement la Grand-croix de la Légion du déshonneur. Ce talisman républicain n’est pas une médaille mais un badge. Écusson de la vigilance intellectuelle, c’est l’ultime gadget littéraire de nos résistants écrivains. “Je lis La Princesse de Clèves”, made in Le Motif  (l'observatoire du livre et l'écrit en Ile-de-France). Non, aussi sympathique soit-il, le ridicule ne tue pas, il rend plus fort.


Un ultime sursaut, sous terre, où toujours irradie une lumière de création littéraire. Au royaume d’Hadès, si proche des catacombes, une voix d’outre-tombe s’élève, retranscrite sur le site internet de la RATP : Durant quelques minutes, les annonces de service de la RATP sont remplacées par des poèmes déclamés par Christophe Malavoy dans le cadre du Printemps des Poètes 2010. Une surprise positive.” “Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé.3


Qu’on se rassure, la poésie in the tube, n’a pas disparu. Les gros bras et gentils membres de la CGT, syndicat élévé au rang de Club Méditérannée de la lutte sociale aux larges réserves prudentielles nationales, sans baisser garde peuvent rester sereins. Non la poésie n’a pas disparu. Parfois, par hasard, elle réapparait. De manière anecdotique quoique surréaliste (mouvement étrangement contemporain du réalisme socialiste), quelques espaces de poésie jaillissent de-ci de-là, naturels ou involontaires, tel le chant des grillons du métro parisien ou comme dans l’une de ses plus belles stations, Louvre-Rivoli, sous la suveillance de caméras et sous le regard léonin de Sekhmet, face à la déesse égyptienne, de l’autre côté de la rame, en direction de Vincennes, dans une vitrine, on peut voir, on peut lire une Négresse captive4, animale, on ne peut plus étrange, plus ursidée que négroïde. Adepte des métamorphoses, la Muse RATP, ensorcelante et souterraine, a encore frappé.

Ours couché sur le dos de Antoine-Louis Barye (1796-1875), 
moulage en résine, 15 cm x 21 cm x 13 cm, Paris, Musée d'Orsay (174 euros)

Admirable discordance entre les mots et l’image. Les légendes ne sont décidemment plus ce qu’elles étaient.




1. N’est-il pas véritablement plus difficile de faire concurrence à l’État-Civil avec Daphnis et Chloë, Roland, Amadis, Panurge, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoë, Gilblas, Ossian, Julie d’Etanges, mon oncle Tobie, Werther, René, Corinne, Adolphe, Paul et Virginie, Jeanie Dean, Claverhouse, Ivanhoë, Manfred, Mignon, que de mettre en ordre les faits à peu près les mêmes chez toutes les nations, de rechercher l’esprit de lois tombées en désuétude, de rédiger des théories qui égarent les peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d’expliquer ce qui est? (Avant-Propos de La Comédie humaine, Honoré de Balzac, 1842)

2. A la Fête de la Fraternité du mothership socialiste, remplie de Désirs d’avenir et d’espérance, le 18 septembre 2010, Ségolène Royal, bergère à l’agneau qui apparut aux français, prise d’une fièvre gaullienne s’exclame : La France est entre de mauvaises mains, elle est martyrisée par un gouvernement dur et manipulateur (…) C'est bien leur politique qui injurie, blesse, outrage et humilie la France.

3. Zazie dans le métro, Raymond Queneau, 1959

4. Négresse captive de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), moulage en résine, 35 cm x 23 cm x 21 cm, Paris, Musée du Louvre (280 euros)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire