LES
ARBRES DU MAL
Forêts
noires de Romain Verger
(Quidam Editeur, 2010)
A l’inverse de la Schwarzwälder
Kirschtorte, la forêt noire, douce génoise au cacao mais au nom inquiétant
issu de la Forêt-Noire allemande du Bade-Wurtemberg, les Forêts noires
de Romain Verger, elles, sont plurielles, hantées, malignes et mystérieuses,
terrifiantes et indicibles ; des lieux dont on ne revient ni indemne, ni
vivant et un livre à la lecture troublante et passionnante.
Mêlant cruauté et
fantastique, morbide et vitalisme, foisonnement de la vie et dissolution des
êtres, Romain Verger, l’auteur de ce court et dense roman, enquête sur la relation
trouble qui se tisse entre le beau et l’abject, l’ineffable et l’innommable, le
poétique et l’horrifique : ce qui fait bégayer la langue de peur et
d’effroi.
Le narrateur, un chercheur
en biologie, est envoyé en mission au Japon dans la forêt d’Aokigahara, née
d’une coulée de lave lors de l’éruption du Mont Fuji au 9ème siècle,
afin d’y « étudier l’influence des
roches magmatiques sur la végétation des forêts primaires ». L’appel
de cette forêt s’avère rapidement macabre et monstrueux. La supposée rationalité
du scientifique ne résiste pas longtemps au charme vénéneux de l’endroit.
Derrière les fractures telluriques se cachent d’horribles histoires de
fantômes, de suicidés et de disparus dissous dans la forêt. « Pas une once de ciel ne perçait le
manteau végétal. Au fur et à mesure, les bois se resserraient, d’une exubérante
malignité : pins noirs et bambous tressés autour d’énormes troncs tordus
pétris de rhumatismes. (…) Nous y étions entrés pour ça, pour nous laisser
digérer par la mer d’arbres, et accéder au grand secret. » Arrivé au bord
du mystère que l’on ne révèlera pas, alors que l’auteur nous a entrainé et
volontairement perdu au cœur de la forêt comme dans les contes où les enfants
sont abandonnés aux loups, soudain le roman prend alors un tout autre tournant.
Alors que le narrateur est laissé pour mort, ou entre la vie et la mort dans un
état limbique de suspension et de remémoration, la forêt se démultiplie et
devient plurielle. Mais l’auteur nous avait prévenu.
La Forêt des suicidés in L'Enfer chant 13
- La Divine
Comédie - Dante (1321) - gravure de Gustave Doré (1868)
Comme le titre Forêts noires l’indique, l’outre tombe
des bois n’est pas unique et les enfers sylvestres sont nombreux. « La mort, je l’avais bien vue en face. Et
voilà qu’il fallait la revoir, après toutes ces années, dans ses moindres
détails… » L’état de mort psychique dans lequel est plongé le
narrateur nous transporte en une contrée de souvenirs tous frappés du sceau
maudit de la forêt. Forêts noires est
un roman d’apprentissage post mortem. Frappé par le deuil, prisonnier d’un
corps souffrant, en fièvre, en transe, végétarien ne supportant la vision du
sang, le narrateur sera instruit par un étrange, sadique et sinistre
personnage : Vlad. Prédateur au nom de vampire, cruel et carnassier, Vlad
initiera le narrateur au rituel du sang et à se substanter du liquide chaud à
même le garrot des bêtes de la forêt. « Le
sang me brûlait la trachée. Chaque gorgée me consumait d’un plaisir arriéré,
charriait un flot de visions incultes et de réminiscences : l’immense dos
de Vlad tout flagellé de ronces et le torrent qui déferlait. »
A travers une vision
sensualiste des mots et des choses, Romain Verger travaille le corps et la
langue, au point de les rendre indistincts l’un de l’autre. Ce travail de
symbiose opère aussi entre l’extase et la souffrance, le spirituel et le
matériel, le vil et le sacré, la narration et l’hallucination. L’un des
plaisirs de lecture réside justement dans ce mélange permanent entre le réel et
l’imaginaire. Tel personnage, tel événement que le lecteur perçoit comme réel
n’est en réalité que songe ou projection psychique du narrateur : « Un soir que la tempête faisait rage,
je posai ma fourchette et me jetai dans la tourmente, fendant les cordes,
profitant des courants d’air ascendants pour dépasser les cimes de la
lisière. » ou encore : « Mais un soir, un corps émergea d’un
fond de sauce figée. Il était étendu dans mon assiette, à même la terre au beau
milieu des champs. »
Troisième roman de Romain
Verger, après Zones sensibles (2006)
et Grande Ourse (2007), l’auteur
poursuit ici un travail de prose poétique qui interroge les rapports entre la
névrose psychique et l’osmose avec la nature. Païenne, animiste, la vision de
l’auteur sillonne paysages mental et sylvestre et creuse un vaste jeu de
correspondances où le minéral, le végétal et l’animal se mêlent de façon inextricable,
se transformant l’un dans l’autre en un incessant et troublant cycle de
métamorphoses.
Romain
Verger, Forêts noires, Quidam
Editeur, 96 pages, 12 euros (ISBN :
978-2-915018-53-0)
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