17/02/2012


LES ARBRES DU MAL

Forêts noires de Romain Verger
(Quidam Editeur, 2010)


A l’inverse de la Schwarzwälder Kirschtorte, la forêt noire, douce génoise au cacao mais au nom inquiétant issu de la Forêt-Noire allemande du Bade-Wurtemberg, les Forêts noires de Romain Verger, elles, sont plurielles, hantées, malignes et mystérieuses, terrifiantes et indicibles ; des lieux dont on ne revient ni indemne, ni vivant et un livre à la lecture troublante et passionnante.

Mêlant cruauté et fantastique, morbide et vitalisme, foisonnement de la vie et dissolution des êtres, Romain Verger, l’auteur de ce court et dense roman, enquête sur la relation trouble qui se tisse entre le beau et l’abject, l’ineffable et l’innommable, le poétique et l’horrifique : ce qui fait bégayer la langue de peur et d’effroi.

Le narrateur, un chercheur en biologie, est envoyé en mission au Japon dans la forêt d’Aokigahara, née d’une coulée de lave lors de l’éruption du Mont Fuji au 9ème siècle, afin d’y « étudier l’influence des roches magmatiques sur la végétation des forêts primaires ». L’appel de cette forêt s’avère rapidement macabre et monstrueux. La supposée rationalité du scientifique ne résiste pas longtemps au charme vénéneux de l’endroit. Derrière les fractures telluriques se cachent d’horribles histoires de fantômes, de suicidés et de disparus dissous dans la forêt. « Pas une once de ciel ne perçait le manteau végétal. Au fur et à mesure, les bois se resserraient, d’une exubérante malignité : pins noirs et bambous tressés autour d’énormes troncs tordus pétris de rhumatismes. (…) Nous y étions entrés pour ça, pour nous laisser digérer par la mer d’arbres, et accéder au grand secret. » Arrivé au bord du mystère que l’on ne révèlera pas, alors que l’auteur nous a entrainé et volontairement perdu au cœur de la forêt comme dans les contes où les enfants sont abandonnés aux loups, soudain le roman prend alors un tout autre tournant. Alors que le narrateur est laissé pour mort, ou entre la vie et la mort dans un état limbique de suspension et de remémoration, la forêt se démultiplie et devient plurielle. Mais l’auteur nous avait prévenu. 

La Forêt des suicidés in L'Enfer chant 13 
- La Divine Comédie - Dante (1321) - gravure de Gustave Doré (1868)

Comme le titre Forêts noires l’indique, l’outre tombe des bois n’est pas unique et les enfers sylvestres sont nombreux. « La mort, je l’avais bien vue en face. Et voilà qu’il fallait la revoir, après toutes ces années, dans ses moindres détails… » L’état de mort psychique dans lequel est plongé le narrateur nous transporte en une contrée de souvenirs tous frappés du sceau maudit de la forêt. Forêts noires est un roman d’apprentissage post mortem. Frappé par le deuil, prisonnier d’un corps souffrant, en fièvre, en transe, végétarien ne supportant la vision du sang, le narrateur sera instruit par un étrange, sadique et sinistre personnage : Vlad. Prédateur au nom de vampire, cruel et carnassier, Vlad initiera le narrateur au rituel du sang et à se substanter du liquide chaud à même le garrot des bêtes de la forêt. « Le sang me brûlait la trachée. Chaque gorgée me consumait d’un plaisir arriéré, charriait un flot de visions incultes et de réminiscences : l’immense dos de Vlad tout flagellé de ronces et le torrent qui déferlait. »

A travers une vision sensualiste des mots et des choses, Romain Verger travaille le corps et la langue, au point de les rendre indistincts l’un de l’autre. Ce travail de symbiose opère aussi entre l’extase et la souffrance, le spirituel et le matériel, le vil et le sacré, la narration et l’hallucination. L’un des plaisirs de lecture réside justement dans ce mélange permanent entre le réel et l’imaginaire. Tel personnage, tel événement que le lecteur perçoit comme réel n’est en réalité que songe ou projection psychique du narrateur : «  Un soir que la tempête faisait rage, je posai ma fourchette et me jetai dans la tourmente, fendant les cordes, profitant des courants d’air ascendants pour dépasser les cimes de la lisière. » ou encore : «  Mais un soir, un corps émergea d’un fond de sauce figée. Il était étendu dans mon assiette, à même la terre au beau milieu des champs. »

Troisième roman de Romain Verger, après Zones sensibles (2006) et Grande Ourse (2007), l’auteur poursuit ici un travail de prose poétique qui interroge les rapports entre la névrose psychique et l’osmose avec la nature. Païenne, animiste, la vision de l’auteur sillonne paysages mental et sylvestre et creuse un vaste jeu de correspondances où le minéral, le végétal et l’animal se mêlent de façon inextricable, se transformant l’un dans l’autre en un incessant et troublant cycle de métamorphoses.


Romain Verger, Forêts noires, Quidam Editeur, 96 pages, 12 euros  (ISBN : 978-2-915018-53-0)

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