02/10/2018


Les citrons de Heem

Sur une table richement parée d’une nappe de velours vert aux reflets moirés, s’étale un jardin d’Éden, de fruits, de nacre, de cristal, de reflets, de calices et d’argenterie. Ce spectacle baroque visible dans les collections flamandes du musée du Louvre est une œuvre du peintre néerlandais Jan Davidsz de Heem. Le cartel titre de manière alléchante “Un dessert”. Le tableau peint en 1640, présent dans les collections de Louis XIV dès 1660, est également connu sous le nom de “Fruits et riche vaisselle sur une table” (150 x 200 cm). Nul élément funèbre, squelette, animaux morts ou putréfaction végétale ne vient troubler notre regard plongé dans cette nature morte, fertile et luxuriante. De Heem compose une œuvre à la gloire du foisonnement sensuel de la nature, de ses fruits, d’un paradis terrestre ici-bas. Moins visibles à l’arrière plan, deux globes terrestres émergent dans la pénombre. Ces terres, continents et mers seraient-ils le signe de l’existence d’un jardin des délices en notre monde ?


La mythologie n’est pas l’apanage des seuls dieux, déesses, nymphes et héros. La peinture elle aussi a ses mythes. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien renferme une histoire célèbre consacrée à la fonction mimétique voire illusionniste de la peinture entendue comme art du simulacre. Laissons l’écrivain et naturaliste latin nous conter la joute picturale qui opposa Zeuxis à Parrhasius. « [Zeuxis] apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l'autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu'on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s'avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n'avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. » Pline poursuit le récit sur une note non dénuée d’humour : « On dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des raisins : un oiseau étant venu les becqueter, il se fâcha avec la même ingénuité contre son ouvrage, et dit : “J'ai mieux peint les raisins que l'enfant ; car si j'eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l'oiseau aurait dû avoir peur.”»

Chez de Heem, nulle figure humaine ni éventail pour faire fuir les oiseaux mais à la manière du tableau de Parrhasius, un long rideau ondoyant recouvre la partie supérieure du “Dessert” et partage l’avant plan de l’arrière-scène plongée dans la pénombre. Quant aux raisins, comme chez Zeuxis, noirs et blancs, ils sont ici en abondance. De Heem en magnifie la représentation “hyperréaliste” par un effet de flou qui rehausse l’aspect velouté des grappes de raisins mûrs gorgés de jus. D’autres effets troublants d’illusion attirent notre regard. Comme par enchantement, des cerises dont les brindilles noires se confondent avec le fond du tableau paraissent léviter.
 

Mais le fruit représenté de la plus saisissante manière est sans nul doute le citron. Au centre du tableau, un agrume à la chair diaphane en partie épluché repose coupé dans la largeur. D’un seul tenant la pelure du fruit se déplie en un long ruban jaune et blanc qui s’enroule, où s’alternent la face granulée du zeste et la partie interne spongieuse de l’écorce. Le bolduc végétal ondule puis se love, là où l’écorce gonfle et s’arrondit tel un mamelon. À l’extrémité droite de la table, la même scène se répète de manière plus troublante. L’écorce pelée du fruit se déploie en hauteur, vrille et se jette dans un verre d’eau finement ciselé. Un petit nuage de couleur jaune y flotte. Est-ce un reflet, une matière en suspension, des gouttelettes de zest diluées ? Que voyons-nous exactement ? Quand soudain, un autre détail nous interloque. La vision parait encore plus invraisemblable. 


Faut-il en croire ses yeux, car devant eux, ébahis, au cœur même du citron, nous voyons… nous voyons… mais que voit-on au juste ? Dans la chair translucide du fruit coupé, tranché, pelé, s’épanouit telle une fleur, un deuxième agrume. L’esthétique de la découpe, du découpage serait-il à l’art de la nature morte ce que la dissection est à la leçon d’anatomie ? D’étranges, d’inouïs organes émergent au sein d’autres organes. Cette anatomie chimérique nous offre l’image fantôme d’un citron à l’intérieur du citron. L’illusionnisme du peintre nous trompe l’œil tel Zeuxis trompait les oiseaux. Est-ce une image, un mirage, un reflet ? Un leurre ? Ou bien ne serait-ce que les volutes de l’écorce reflétées en spirale dans la chair du citron ? La question reste sans réponse. Appelons cela l’aporie du regard.

Ainsi le peintre se plait à nous perdre dans une contemplation trompeuse et sa mystification est sans fin. Trois siècles plus tard, en 1915, Matisse réalise une nature morte d’après l’œuvre signée de Heem. Exposée au MOMA, la toile est décrite comme : Still Life after Jan Davidsz de Heem's La Desserte. Étrangement, le “dessert” s’est transformé en “desserte” ! Est-ce une simple coquille ? Ou à travers les siècles, de Heem continue-t-il résolument à nous enduire d’erreur (sic) ? Le mystère demeure.




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