Chronique d’un arbre à la peau d’argent
DéCAMERA, des histoires tant que la pandémie durera. Une proposition de Alain Freudiger.
DéCAMERA, c'est des écrivaines et des écrivains qui racontent chaque jour une histoire de leur crû, une histoire de leur choix, depuis leur chambre, pour tenir le coup tant que la pandémie durera. Un podcast low-fi de récits reliés, en souvenir du Décaméron. Avec: Alain Freudiger, Céline Cerny, Mathias Howald, Pierre Fankhauser, Mélanie Chappuis, Heike Fiedler, Yves Tenret, André Ourednik, Serge Cantero, Antonio Albanese, Benjamin Pécoud, Annik Mahaim, Gaël Bandelier, Alessandro Mercuri...
Hier, Gaël Bandelier ne nous a pas lu une histoire, bien au chaud et confortablement assis. Non, déambulant dans la ville, il a enregistré une performance, un récit pour voix, respiration, silence, imprévus et paysage sonore. Où comment écouter un écrivain parler sans idées préconçues, sans texte, écouter non pas un discours mais une parole libre, un dire en train de ce faire.
Aujourd’hui dans la ronde de la Décaméra, je vais vous raconter une histoire vraie qui m’est récemment arrivée. En réalité, rien ne m’est arrivé, à moi. Le personnage principal de cette histoire est un arbre. Je vais témoigner de qui il était et parler en son nom, sans trahir j’espère sa pensée. Car comme le dit l’adage du Moyen-Âge : « Qui fait mentir l’arbre, celui-ci jamais ne lui pardonne. »
Samedi 07 mars 2020, j’avais rendez-vous au nord de Paris, en Seine-Saint-Denis, dans un immeuble de bureaux situé avenue Jean Jaurès. Cette avenue aussi morne qu’interminable trace la frontière entre deux villes de la petite couronne, Pantin et Aubervilliers. De part et d’autre, les poubelles débordent, les ordures s’entassent et les papiers gras virevoltent tels des papillons, du beurre-volant, en anglais, “butterfly”.
Je gare mon véhicule sur l’avenue du Cimetière-Parisien en face d’une entreprise de pompes funèbres. « Fabrication de caveaux et monuments » précise l’enseigne du magasin. Les slogans pour attirer le chaland endeuillé affichent des « sur mesure, expertise, écoute, créativité, savoir-faire, qualité et finition, précision et fiabilité... gravure à la main » Une employée aligne sur le trottoir des présentoirs chargés de fleurs. Le soleil brille. Sous sa lumière matinale, les pétales de fleurs mortuaires rougissent, blanchissent jauni-rosi-bleuissent. La mort, ce matin, est multicolore et en ce début du mois de mars, le printemps semble sur le point d’éclore. Du haut d’un platane nu, un oiseau psalmodie son gazouillis. L’envie me prend d’enregistrer son bel canto à plumes. À peine ai-je appuyé sur le bouton rouge de l’enregistrement audio du smartphone que le chant s’évanouit. Je cherche l’oiseau dans l’arbre. S’est-il envolé ? Où se cache-t-il ? Accroché en haut des branches, je remarque un nid d’une forme étrange. Click ! Le voici pris en photo. J’observe le cliché, zoome des doigts dans l’image. Ce nid est une énigme. Mais est-ce vraiment un nid ou plutôt un sac poubelle pris entre les branches du platane ?
Au bout de l’avenue, la bien nommée avenue du Cimetière-Parisien, surgit le mur d’entrée de l’immense cimetière de Pantin, le plus vaste de Paris et l’un des plus grands de France — deux-cent-mille sépultures, plus d’un million de morts enterrés depuis sa création en 1886. Un million de morts en plus d’un siècle pour deux-cent-mille sépultures en 2020. Un calcul s’impose. Soustrayons des sépultures, les caveaux familiaux où les morts se tiennent bien au chaud. Combien de centaines de milliers de cadavres expulsés et de corps déterrés, reste-t-il ? Vers quelle outre-tombe cette cohorte de morts s’en est-elle allée ? Entendez-vous ce clapotis d’osselet et de tibias entrechoqués ? C’est la sarabande des trépassés, une danse macabre dont les squelettes de leurs phalanges battent la cadence.
Depuis l’avenue du Cimetière-Parisien, je rejoins l’avenue Jean Jaurès... Jaurès, assassiné en 1914, d’une balle dans la tête, trois jours seulement avant l’entrée de la France dans la Guerre mondiale, non pas la « der des ders »... mais bon... passons notre chemin.
Arrivé en avance à mon rendez-vous, j’en profite pour rendre visite à un autre arbre, une créature végétale d’un genre... hmm... comment dire... d’une espèce des plus singulières. Il était une fois un arbre de conte de fées, une vision rare et précieuse, quelque chose d’irréel et vivace comme seule la nature sait en pourvoir. Depuis trois ans déjà, j’observais la croissance d’un jeune bouleau à l’écorce blanc argenté. L’arbre avait pris racine et grandissait accroché à la façade d’un immeuble abandonné. La base de son tronc avait fait voler en éclat le linteau d’une des fenêtres murées.
Retour en arrière. C’était il y a trois ans au printemps 2017. J’avais alors rendez-vous dans ce même immeuble de bureaux situé avenue Jean Jaurès. En chemin, je passai devant un immeuble abandonné aux fenêtres toutes murées. En levant les yeux au ciel, à l’angle du toit et de la façade, je vis un arbre jaillir de l’échancrure du mur. Il trônait, vert, feuillu, en hauteur, au sommet de l’immeuble, comme une statue vivante dont le bâtiment aurait été le piédestal, un piédestal branlant appelé un jour à s’écrouler. Je cherchai alors à connaître la généalogie de ce miracle. Et quel meilleur historien des paysages urbains que Google Street View, le service de navigation de la firme californienne aux mille milliards de dollars. Une adresse URL nous y mène. À défaut de pouvoir cliquer son lien à la radio, épelons son nom. Je vous prierai chère auditrice, cher auditeur de vous munir d’un crayon, d’un bout de papier et de noter l’adresse ci-après que je m’apprête à lire. Ou plutôt au lieu de noter l’URL à la main, reportez-la directement dans la barre d’adresse de votre navigateur web. Allons-y, je dicte... Ah... et si vous êtes perdu... à tout moment, vous pourrez appuyer sur le bouton pause et rembobiner le podcast et même si le terme de rembobiner est impropre… enfin vous voyez ce que je veux dire... Voici donc l’adresse URL correspondant au numéro 98 de l’avenue Jean Jaurès. Ainsi se nomme t-elle :
Pour paraphraser Psaume 145-3, en remplaçant l’Éternel par l’URL, nous obtiendrions le verset suivant : « L'URL est grande et digne de recevoir toute louange, sa grandeur est insondable. » Aussi mystérieuse soit-elle, notre URL est une machine à remonter le temps et plus l’adresse est longue plus le temps semble... se rem-bo-bi-ner. À cette adresse, nous trouvons une image. Il s’agit d’une prise de vue en date du mois d’avril 2019 effectuée lors du dernier passage de la Google car, cette voiture équipée de super-caméras tout droit venues du futur. Une petite fenêtre rectangulaire, située à l’extrémité supérieure gauche de l’application, nous offre la possibilité d’accéder à l’historique des prises de vues. De juin 2008 à avril 2019, l’immeuble est photographié à sept reprises. En voici l’historique.
En juin 2008, le bâtiment est encore habité, aucune fenêtre n’est murée. Certes l’immeuble est décrépit ; le crépi de la façade s’écaille, les volets extérieur en métal sont rouillés et semblent se déchausser. Au rez-de chaussée, deux enseignes, à gauche sur fond jaune, Speed Rabbit Pizza conjugue vitesse lapin et... pizza. À droite, un salon de coiffure mixte, coiffure de mode Karim. L’établissement parait définitivement fermé. Le yellow rabbit, lui, est encore vivace. Notre regard remonte doucement du rez-de-chaussée au quatrième et dernier étage. Et que voit-on là haut, tout là haut, sur la photo ? Le soleil est au zénith. L’image est inondée de lumière et rend la vision incertaine. En anglais, on parle de « lense flare » pour décrire ces halos de lumière qui font irruption et aveuglent notre regard, ou plutôt celui de l’objectif de la caméra. En clignant des yeux, on croit voir accroché sur le toit, une sorte de buisson étincelant, enraciné et irradiant de lumière. Oui ! On distingue bien une touffe végétale au sommet du bâtiment. Sans doute l’arbrisseau est-il né d’une graine, peut-être apportée par le vent ou un oiseau, du Square Stalingrad ou du Parc Diderot, deux espaces verts situés non loin de là.
Deux ans plus tard, en novembre 2010, le buisson s’est développé ; l’immeuble est toujours habité. Juillet 2012, soudain des feuilles. Le buisson est devenu arbuste et semble avoir pris racine dans la façade. Juillet 2014, l’arbuste poursuit sa croissance. L’immeuble paraît de plus en plus insalubre. En juillet 2015, trois fenêtres du deuxième étage ont été murées. L’année suivante, en juillet 2016, le dernier étage est entièrement muré ainsi que deux fenêtres du premier étage. La pizzeria du lapin jaune n’est plus. Mais une bannière commerciale de restaurant est apparue : Halal sandwich, burger, pizza, panini حلال, surmontée de la mention : HOLLYFOOD.
C’est un an plus tard, au mois d’avril 2017, que je découvre par hasard cet arbre au sommet de l’immeuble abandonné. Je m’empresse de le photographier. J’observe le cliché, zoome des doigts dans l’image. À la couleur blanche de son écorce, je devine qu’il s’agit d’un jeune bouleau. L’espèce fait partie des plantes dites pionnières. Selon la notice wikipedia, une espèce est dite pionnière si elle constitue « l'une des premières formes de vie qui colonisent ou recolonisent un espace écologique donné. Il peut s'agir d'un milieu nouveau (île volcanique, mur ou autre construction, friche industrielle, sol ou flanc de carrière…) ou récemment « perturbé » (destruction humaine, éboulis, érosion, glissement de terrain, incendie, chablis botanique…). » Une île volcanique, un mur ou toute autre construction... ces environnements conviennent, nous dit-on, parfaitement à notre jeune bouleau.
Et l’on se prend à rêver. Qui sait, un jour peut-être, viendra où de l’arbre entaillé surgira une fontaine de sève de bouleau éclaboussant les passants du haut de l’immeuble abandonné. Une fontaine, que dis-je, non, une cascade d’eau de bouleau emportant le bâtiment des sols au plafond. Autrefois, le bouleau était connu sous le nom de l’arbre de la sagesse. Comment baptiser la sève qui s’écoule de la sagesse ? Une eau de vie ? Oui, une eau de vie... mais sans alcool.
Tel est le bouleau vu depuis la rue. Mais l’arbre existe aussi observé depuis l’espace via le système de cartographie en ligne Google Maps. Le satellite de la NASA, Landsat 8, positionné en orbite à plus de sept cents kilomètres d’altitude, nous permet d’observer le jeune bouleau à 360 degrés depuis les quatre points cardinaux, nord, sud, est, ouest, selon un rendu en trois dimensions... l’arbre sous toutes ses coutures. En réalité, les algorithmes de calcul ne dévoilent pas l’arbre en tel quel, avec ses racines apparentes, son tronc, ses branches et ses feuilles. Non, le bouleau vu depuis l’espace, en orbite, apparaît sous la forme d’un parallélépipède vert. La vision satellitaire transforme l’arbre en cristal, le bouleau en quartz vert émeraude... ou vert pomme, vert poireau ou épinard.
Quittons le satellite et revenons sur Terre. En ce samedi matin du mois de mars 2020, descendant l’avenue Jean Jaurès en direction de l’arbre magique, je longe l’église Sainte-Marthe des Quatre-Chemins. Lugubre, l’édifice témoigne de la laideur architecturale catholique fin dix-neuvième si répandue en France et si hideuse que je ne cesse de caresser l’idée, un jour, d’écrire un guide des églises les plus laides de France. Ce temple sinistre, grisâtre, situé dans un quartier macabre me rappelle la joyeuse vision de Nietzsche. Ainsi parlait l’auteur du Gai Savoir : « — On raconte encore que ce même jour, le dément aurait fait irruption dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem aeternam deo. Expulsé et interrogé, il se serait contenté de rétorquer constamment ceci : « Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » —
Une fois dépassée l’église qui donne la chair de poule, me voici arrivé au lieu-dit, l’immeuble abandonné où un arbre naquit d’une graine envolée, emportée par la brise, un gros oiseau prédateur ou un petit passereau. Mais... patatras. Perte et fracas. L’immeuble muré a disparu. Rasé, oblitéré. Il n’en reste rien ou presque. À la place, un tas de ruine, des pierres, de la terre et un trou. Mais nulle trace de l’arbre à la peau d’argent. Je photographie les débris et tâche en vain de retrouver un souvenir de l’arbre disparu, à tout jamais disparu, envolé tel l’oiseau en haut du platane de l’avenue du Cimetière-Parisien. Rappelez-vous cet oiseau envolé. Peut-être, portait-il une graine dans le bec, le gosier ou l’estomac ? Posons-lui la question. Oh toi, l’oiseau, dis-moi ? De ta fiente éthérée jaillira-t-il un jour un nouvel arbre ?
Moralité de cette histoire à la frontière d’Aubervilliers et de Pantin. La morale de cette histoire, vous demandez-vous chère auditrice, cher auditeur ? Quelle est-elle ? Je l’ignore. Ou toute morale qui vous plaira. Mais imaginez un instant que la disparition de l’arbre ait fait les gros titres de la presse locale. Quelle nouvelle sensationnelle liriez-vous alors en pleine page ? Imprimé en lettres capitales, un titre accrocheur, quelque chose dans ce genre, L’arbre de l’espoir s’en est allé vers la nuit noire. Ou plus guilleret... deux points, ouvrez les guillemets : Une graine portée par un chant d’oiseau obstinée fait s’écrouler tout un immeuble abandonné.
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